Depuis les années 30, la petite île de Key West en Floride aura abrité des écrivains de le trempe d'Ernest Hemingway, Tennessee Williams, Robert Frost, John Hersey, James Merrill, Elizabeth Bishop, Alison Lurie, Jim Harrison. Deux de nos plus grands écrivains, Michel Tremblay et Marie-Claire Blais, y passent une partie de leur vie. Nous sommes allés les déranger dans leur retraite créatrice, question de savoir pourquoi Key West fait couler autant d'encre...

Mais qu'est-ce qui attire tant les écrivains à Key West? «Vous comprendrez une fois sur place», a répondu Michel Tremblay, au bout du fil lorsque nous avons pris rendez-vous.

Située au bout de l'archipel des Keys en Floride, Key West est la ville la plus au sud des États-Unis. Sa superficie ne fait qu'un peu plus de 19km2. Tout peut se faire à vélo et la course de taxi n'excède jamais 15$, dans toutes les directions. Le climat est paradisiaque à l'année - sauf lors des ouragans. La population locale compte environ 26 000 habitants, mais seuls ceux qui y sont nés peuvent porter fièrement le titre de «Conchs», le surnom des vrais de vrais de Key West.

Ce qui frappe en premier, c'est l'atmosphère détendue qui règne partout dans l'île. Key West semble avoir été créée pour le bonheur, le farniente, la dolce vita, la mañana... Rien pour donner le goût de travailler. Mais c'est pourtant ici qu'Ernest Hemingway et Tennessee Williams ont écrit une grande partie de leur oeuvre. Comme Michel Tremblay et Marie-Claire Blais, qui y ont trouvé un souffle qu'on pourrait dire épique. Tous les deux ont développé ici des cycles littéraires ambitieux: «La diaspora des Desrosiers» pour Tremblay, qui comptera bientôt un cinquième roman, et la série romanesque kaléidoscopique de Blais commencée avec Soifs en 1995, qui compte aussi cinq titres. Tous deux inondés de prix littéraires...

C'est Marie-Claire Blais qui a fait découvrir Key West à Michel Tremblay, il y a exactement 20 ans cette année. «Elle me disait sans arrêt que je devais venir ici, que c'était une île d'écrivains, se souvient-il. Ça ne me tentait pas, car je ne suis pas quelqu'un de très «liant», je n'aime pas rencontrer de nouvelles personnes, je suis très fidèle à mes premiers amis. Mais en 1991, j'ai eu une peine d'amour épouvantable. J'approchais de la cinquantaine, j'étais tout seul dans la vie, j'allais mal et il n'était pas question que je passe un autre hiver à Montréal. Alors, j'ai décidé d'aller voir. J'ai loué une maison pour quatre mois. Et je suis tombé amoureux de l'endroit.»

Maintenant propriétaire, Michel Tremblay passe au moins six mois par année à Key West, son principal lieu d'écriture. Il reçoit dans sa charmante maison ses amis de longue date, qui ont leurs quartiers. «Tous les matins en me levant, je dis à mes invités: another fucking beautiful day!» Et, de fait, Michel Tremblay s'est inventé une journée parfaite. Petit-déjeuner, écriture jusqu'à midi, lecture dans son café favori, retour à la maison pour le journal télévisé et souper en bonne compagnie. «Je me vante de tenir la meilleure table privée de Key West, car tous mes amis sont de merveilleux cuisiniers.»

La nuit de Key West

Arrivée pour la première fois à Key West à la fin des années 70, Marie-Claire Blais a bien connu la bohème de l'île - elle a même eu la chance de voir Tennessee Williams lire ses poèmes sur les plages. Au début, elle habitait les bed and breakfast et des appartements qui n'avaient «aucun sens».

«Je me souviens d'un grand sentiment de solitude, dont j'avais pourtant besoin. Les conditions étaient difficiles, mais je me suis immédiatement attachée à l'île. On dit souvent que ceux qui viennent ici ne repartent plus, et c'est ce qui m'est arrivé.»

C'est un privilège de voir Marie-Claire Blais, l'un de nos écrivains les plus farouches, dans son habitat naturel. Elle est venue nous cueillir à notre hôtel en vélo, pour nous amener au bar de l'hôtel Pier House, au bord de la mer, là où elle aime entendre les musiciens locaux.

L'écrivaine habite désormais Key West à l'année. «Pour moi, avant tout, c'est une ville très humaine, dit-elle. C'est spirituellement très motivant de vivre ici. C'est une solitude lumineuse. J'ai travaillé si fort pour l'avoir, et j'ai aujourd'hui l'impression d'avoir vraiment acquis le lieu.»

Au contraire de Michel Tremblay, Marie-Claire Blais est un oiseau de nuit. «Quand la journée est finie, je prends mon carnet de notes et je pars à vélo dans les rues de la ville, pour voir le night life. J'ai toujours été intéressée par les gens qui vivent autrement.» Et, à Key West, il n'y a que ça, des gens qui vivent autrement...

Elle nous proposera d'aller faire un tour au 801, célèbre bar de travestis de la rue Duval, qui a inspiré en partie son dernier roman, Mai au bal des prédateurs.

L'arrivée des touristes

C'est que Key West a non seulement été le refuge des artistes, mais aussi de la communauté gaie. «C'était vraiment le Provincetown du Sud» note Michel Tremblay, qui déplore cependant - comme un vrai «Conch» - la transformation de la ville au cours des 15 dernières années. «Avant, c'était plus bohemian chic, et maintenant c'est cute. Il y avait beaucoup plus d'artistes et de bars gais, et de formidables boutiques qui ont été remplacées par des magasins de t-shirts pour les touristes. Les gros riches comme moi ont envahi l'île, les artistes et les jeunes sont moins nombreux...»

Pour Marie-Claire Blais, cela n'enlève rien au charme de Key West. «Il y a un plus grand accès au tourisme, mais la fidélité aux origines est plus forte, dit-elle. Ce que j'aime ici, c'est que les gens viennent de partout, et ce mouvement continuel m'inspire.»

Malgré le flot de touristes qui envahit la rue Duval, artère principale de Key West où peu importe l'heure du jour, il y a une fête quelque part, l'île semble protégée du stress des grandes villes. L'insularité semble propice non seulement à la détente, mais à la création. «Si je n'avais pas été capable d'écrire ici, j'aurais eu l'honnêteté de partir», dit Michel Tremblay.

Quand on regarde l'oeuvre colossale de Tremblay et de Blais, on comprend finalement que les écrivains ne sont jamais en vacances, malgré les apparences...

À faire sur place

Hôtel La Concha

Conseillé par Michel Tremblay. Ce n'est pas l'hôtel le plus luxueux de Key West, mais certainement le plus historique; Ernest Hemingway et Tennessee Williams y ont séjourné et y ont écrit. C'est aussi l'édifice le plus en hauteur de la ville - construite à ras le sol - si bien que sa terrasse sur le toit offre les meilleurs couchers de soleil de l'île.

430, rue Duval

Restaurant Blue Heaven

Selon Michel Tremblay, Key West est l'endroit où l'on mange le mieux, au prorata, aux États-Unis, et le top du top ici, c'est le Blue Heaven. «C'est divin. Dans la cour extérieure, on a l'impression d'être dans le Key West des années 50, avec les tables en bois et en verre, les chats et les poules qui se promènent.»

739, rue Thomas

Le 801 Bourbon Bar&Cabaret

Le bar de «drag queens¢ conseillé par Marie-Claire Blais - c'est d'ailleurs un grand plaisir pour une chroniqueuse littéraire d'écrire cette ligne. C'est au deuxième étage que ça se passe...

724, rue Duval

Hôtel Pier House

«Un lieu qui a rassemblé beaucoup d'artistes autrefois, et même maintenant. Plusieurs auteurs-compositeurs et autres musiciens locaux y chantent et souvent ce sont des poètes exceptionnels. C'est très accueillant et amical», dit Marie-Claire Blais.

1, rue Duval

Scruter les maisons des écrivains

Une autre recommandation de Marie-Claire Blais. Key West est généreux en visites guidées, à plein d'endroits dans le Conch Tour Train ou le Old Town Trolley Tour (intéressant, la visite de nuit du Ghost Tour). Sinon, louez un vélo et faites votre pèlerinage à votre goût.

À lire avant de partir

Soifs (1995), Dans la foudre et la lumière (2001), Augustino et le choeur de la destruction (2005), Naissance de Rebecca à l'ère des tourments (2008) et Mai au bal des prédateurs (2010), de Marie-Claire Blais.

Cette série de romans est manifestement le «grand oeuvre» de l'écrivaine, qui prend sa source ici, à Key West, sans que l'endroit ne soit jamais nommé. Les multiples personnages de ces romans vivent tous dans une île, sorte de microcosme du monde bouillonnant. Que vous passiez ou non par Key West, c'est une expérience littéraire unique.

Le coeur éclaté de Michel Tremblay

La rupture amoureuse vécue à Key West, Michel Tremblay en a fait un roman... L'ambiance des années 80, celles du sida, et les restes de la bohème de Key West avant son embourgeoisement.