Tradition millénaire en Thaïlande, les tatouages sacrés sont censés conférer force et protection. Autrefois réservés aux guerriers, ils se sont répandus dans toute la société et sont aujourd'hui très recherchés par les étrangers, ce que certains Thaïlandais voient d'un mauvais oeil.

La fumée des bâtonnets d'encens envahit la pièce. Maître Neng, à genoux, commence ses prières face à des dizaines de statues de divinités. Un moment de méditation et de concentration avant le début d'une séance pour cet expert en tatouages sacrés, «sak yant» en thaï.

Couchés ou assis face à cet ancien moine, tous les jours une dizaine de personnes se pressent: hommes, femmes, Thaïlandais et de plus en plus d'étrangers qui suivent l'exemple d'Angelina Jolie. Porteuse de plusieurs sak yant, l'actrice américaine a contribué à faire la renommée mondiale de ces tatouages en vantant leur effet bénéfique sur le cours de sa vie.

«Cela faisait des années que je rêvais de ce tatouage», confie Silvia Falbo, venue de Rome. «Je suis très attirée par le bouddhisme et toute la spiritualité qui va avec. Et puis c'est vraiment beau et original», dit cette Italienne, qui repart avec cinq lignes de prières en khmer ancien tatouées sur l'épaule.

Maître Neng juge que «c'est la beauté unique des motifs, en premier lieu, qui attire les étrangers», même «s'ils savent que ces lettres gravées peuvent les aider à être plus forts».

La tradition des tatouages sacrés, qui mêle bouddhisme, animisme et superstition, est pratiquée par des moines ou d'anciens religieux.

Il revient au maître de choisir les motifs, en fonction de la personnalité, des aspirations ou des rêves du candidat aux tatouages, qui devient ensuite son disciple. La plupart du temps, il s'agit de courtes prières, de dessins géométriques ou d'animaux procurant force, bonheur ou richesse, et tatoués à l'aide de longues tiges de bambou ou de grandes aiguilles en fer.

Une partie de la société thaïlandaise regrette l'engouement des étrangers pour cet art sacré devenu un commerce. Pour certains, l'image de Bouddha est souvent utilisée de façon inappropriée.

Un groupe baptisé «Knowing Buddha» («Connaître bouddha») fait ainsi campagne pour interdire les tatouages à dimension religieuse. Il a placé sur la voie rapide de l'aéroport de Bangkok de grandes affiches prévenant les touristes qu'«il n'est pas correct d'utiliser l'image de Bouddha comme décoration ou tatouage».

La Thaïlande n'est d'ailleurs pas le seul pays bouddhiste à s'élever contre une appropriation jugée blasphématoire de Bouddha: en avril 2014, une infirmière britannique avait été expulsée du Sri Lanka en raison d'un tatouage de Bouddha sur son bras.

«Ne pas offenser la religion»

Pour certains maîtres peu scrupuleux, les tatouages sont en effet devenus un commerce lucratif.

«Aujourd'hui, c'est surtout une question de mode mais les maîtres doivent faire attention à leur pratique, ils ne peuvent pas vendre ce type de tatouage seulement pour leur beauté. Il y a des croyances derrière, qu'il faut respecter», estime Sukanya Sujachaya, professeure à l'université Chulalongkorn de Bangkok.

Faute de parler thaï, la plupart des touristes n'ont toutefois ni le temps ni la possibilité de réellement se plonger dans cette tradition, très vivace en Thaïlande alors qu'elle s'est quasiment perdue dans les pays voisins.

«On ne peut pas arborer ce genre de tatouage comme n'importe quel motif. Les personnes qui les portent sont tenues de respecter certaines règles pour ne pas offenser la religion et les traditions», avertit Alexandre Blin, Franco-thaïlandais, après sa 20e séance de tatouages.

En principe, quand un maître réalise un sak yant, il fixe des règles auxquelles le disciple doit se conformer, faute de quoi le tatouage perd ses pouvoirs.

Parmi ces règles figurent les cinq premiers préceptes bouddhiques: ne pas faire de mal aux êtres vivants, ne pas voler, ne pas avoir de comportement sexuel inconvenant, ne pas mentir et ne pas consommer de drogues ni de boissons enivrantes.

Certains défendent la capacité des étrangers à s'approprier cet art et à en comprendre sa dimension sacrée.

«Beaucoup des personnes que nous avons interrogées expliquent que leur tatouage et leur relation à leur maître (ajarn en thaï) a complètement changé leur vie. C'est le cas de beaucoup d'Asiatiques mais aussi de certains Occidentaux», affirme Isabel Azevedo Drouyer, qui a publié avec son mari, le photographe René Drouyer, un livre consacré au sujet, intitulé «Thai Magic Tattoo, the Influence of Sak Yant».

Comme Logan, un Américain au dos en grande partie couvert de tatouages. «Quand je les vois, cela m'aide car je repense à ce que mon ajarn m'a dit», explique-t-il. «J'ai trouvé un maître parfait pour moi, qui est un véritable mentor et qui m'aide à mener correctement ma vie».