Quand j'ai remarqué que la texture de la peau de poisson coupée en languettes qu'on venait de nous servir en entrée ressemblait un peu à du plastique de ballon de basketball, mon ami Hiroo a hoché la tête.

«Bruno, ici au Japon, nous aimons avoir de la texture sur la langue.»

Lorsque la séduisante geisha nous a apporté le plat principal de fugu dans lequel un des morceaux du poisson grouillait encore et qu'elle a pris le soin de le souligner, avec la pointe d'une baguette et un joli sourire, j'ai compris que le sens du mot texture était large.

Et, ici, si j'ai bien saisi, on aime aussi quand ça sautille dans la bouche... J'ai cligné des yeux. Hiroo a surpris ma grimace.

«Ça va, Bruno ?

- Oui, Hiroo. Je suis ému, c'est tout.»

Sur ma liste de choses insolites ou inutiles à faire avant de crever, «goûter au fugu, le poisson empoisonné» était souligné en jaune fluo. Et «manger du manger vivant», noté en Calibri 16 Gras, juste en-dessous de «nager nu avec un grand requin blanc». Les deux en même temps? Trop beau pour être vrai.

Le matin, afin de me mettre dans l'ambiance, j'avais visité le marché aux poissons de Tsukiji, à 10 minutes de marche de la station de métro du même nom. À Tokyo, c'est un must. On le dit le plus gros marché de poissons au monde, et il y'a vraiment de tout là-dedans: des pieuvres rouges géantes, des thons plus gros que Baby Papillon, des calmars qui vous font de l'oeil, des poissons dont on n'a pas encore déterminé l'espèce, et des barils d'anguilles électriques pour amateur de choc culinaire.

Le marché n'est pas ouvert tous les jours, vérifiez l'horaire. Ne vous tenez pas trop près des étals: ça éclabousse. Et arrivez tôt, pour assister à l'encan, pour profiter du brouhaha des échanges entre commerçants et pour observer le travail des experts poissonniers qui tranchent finement la chair avec des couteaux aux allures de sabres de samouraï. En même temps, découvrez toutes leurs techniques pour paralyser un poisson sans le tuer, afin que quelqu'un puisse avoir la chance de le manger pendant que son coeur bat encore.

«Jette-le dans le bouillon, Bruno. Faut le cuire un peu.

- Mais ça va le tuer ! Je veux en prendre une bouchée maintenant, Hiroo.»

Le morceau de poisson se tortillait entre mes baguettes. J'étais prêt à tenter l'expérience.

«Tu crois aux légendes, toi. Ce que j'aimerais vous voir manger le chevreuil vivant, au Canada !»

Hiroo me fait rire. Ce sympathique globe-trotter japonais, rencontré sur le bateau Professeur Molchanov lors de mon voyage en Antarctique, m'avait suggéré un rendez-vous nocturne à Tokyo pour manger du poisson empoisonné. Dans un flash, j'avais imaginé un restaurant clandestin dans une ruelle sombre d'un quartier glauque, avec un portier borgne qui nous conduisait dans une cave enfumée où l'on savoure le mets illicite à l'abri des regards; j'avais imaginé entrer sur la pointe du crayon dans cet endroit inquiétant qui empestait la sueur : odeur intense qui trahissait la nervosité des passionnés, prêts à mourir pour une bouchée de poisson...

Inutile de vous dire que j'ai été légèrement déçu en arrivant sous l'affiche lumineuse du Genpin Fugu.

«C'est ici?!

- Oui. À quoi t'atten­dais-tu ?»

Genpin Fugu est une populaire chaîne de restaurants. Comme toutes celles qu'il serait inutile de nommer. Et au lieu d'ailes de poulet «gratuites après cinq buts» ou de pizza à deux étages avec «une couche de fromage par-dessus le frrrromage!», on se spécialise dans le poisson empoisonné. Le slogan ? «Amenez votre meilleur ennemi !»

Je blague, bien sûr... Chez Genpin Fugu, il n'y a vraiment rien à craindre : on n'y sert que le fugu tigré d'élevage, reconnu moins toxique que son cousin sauvage, et préparé exclusivement par des chefs diplômés. Hiroo m'a expliqué qu'apprendre à découper la chair du fugu nécessite plusieurs années d'études sérieuses et de travail en cuisine. Les cuistots doivent connaître sur le bout des doigts toutes les parties du poisson à éviter. Personne ne veut voir mourir sa clientèle!

Malgré l'absence de véritable danger, l'expérience en vaut le coût, qui gravite autour de 100$ pour deux personnes, avec tout plein de saké.

En rentrant seul à l'hôtel, nostalgique, je n'ai pas pu m'empêcher de songer à ce tendre épisode des Simpsons, dans lequel Homer amène sa famille au restaurant japonais, et mange accidentellement un fugu préparé par l'assistant-cuisinier maladroit qui ne connaît rien à la préparation de ce mets... Convaincu qu'il va mourir dans les 24 prochaines heures, le temps que le poison fasse son effet, Homer dresse une liste de tout ce qu'il serait important pour lui de régler avant de partir : s'amuser avec son fils, partager un souper romantique avec sa femme, dire à ses copains qu'il les aime... J'avale de travers. Et s'il ne me restait qu'une journée à vivre?

Je traverserais le monde pour embrasser Caroline.*

*J'en profiterais aussi pour patiner à l'aréna de Fabreville, et manger du shortcake aux fraises.

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Vous reprendrez bien un peu de fugu ?