La suite des aventures de Bruno, à bord du bateau Professeur Molchanov.

JOURS 19 et 20Un groupe de rorquals communs tourne autour du bateau. Et lorsqu'on aperçoit des cétacés, souvent, on fait le même gag à bord.

«Hiroo doit être en train de prendre les coordonnées GPS des baleines pour le restaurant !»

Hiroo est le seul Japonais sur le navire. Un bon monsieur, qui ne ferait pas de mal à une mouche... Grand voyageur, il parle plusieurs langues, dont le français. Et maintenant, même quelques mots de «québécois» ! Il m'a d'ailleurs invité à passer chez lui, un jour, à Kawasaki.

«Et lorsque tu viendras, Bruno, je te servirai du poison fish !»

Du poisson empoisonné ? Depuis le temps que j'ai envie d'en manger... Vous connaissez ? C'est une spécialité japonaise : un poisson de type tétrodon (pufferfish), qui doit absolument être découpé par un expert, sinon, à la première bouchée, vous mourrez.

***

Peuplée de 300 citoyens britanniques, l'île de Tristan da Cunha s'est autoproclamée «le lieu habité le plus isolé de la planète». Voyez où c'est, sur une mappemonde, pour le plaisir.

Oui, maintenant, prenez le temps. Je vous attends...

Hein ! C'est-ti pas incroyable que quelqu'un puisse vivre là ?

Un peu troublant, même. Et qu'est-ce qu'ils fabriquent, ces «étranges Anglais», sur un caillou au milieu de l'Atlantique ?

Ils pêchent. Ils font pousser des pommes de terre. Les meilleures du monde, affirment-ils.

«Après, tu ne peux plus regarder une autre pomme de terre dans les yeux !»

Et plusieurs soirs par semaine, le lecteur de nouvelles locales de la radio de Tristan da Cunha annonce la même chose :

«Aujourd'hui, à TdC, pas de nouvelles !»

Des crimes ? Un jour, le (seul) policier de l'île arrête un habitant, accusé d'ivresse et de désordre public. L'homme est condamné au cachot pour quelques jours. Puisqu'il n'y a pas de gardien dans l'île, on doit laisser les clés au prisonnier pour qu'il puisse sortir se faire à manger et revenir s'enfermer lui-même au poste !

Ai-je besoin de préciser que nous avions très hâte de découvrir cet endroit un peu... irréel ? Mais, pour l'instant, nous mouillons à une centaine de mètres au large du village.

En attente d'une décision.

Parce que, ce matin, malgré le soleil éclatant et le brillant arc-en-ciel qui avaient attiré tous les passagers sur le pont, les creux étaient trop intenses et le vent soufflait dans la mauvaise direction. Installés sur le pont supérieur, on s'amusait donc à observer le village avec nos jumelles. Après le «birdwatching», on se consacrait au «peoplewatching» !

«Une femme, manteau jaune, à 9 heures !

- Copy that.

- Ça bouge à droite, maison rose...

- Je l'ai ! Un homme, casquette verte, oreilles décollées !»

***

Au bout de deux heures, une décision est prise.

«Ils ont fermé le port. Impossible de poser le pied sur Tristan da Cunha.»

Voilà.

Les «birdeurs» ratent une occasion unique de voir cinq oiseaux endémiques. Et c'est vraiment LA plus grande déception. Car, pour le reste, on se demande vraiment s'ils avaient envie de nous accueillir, les Tristounais...

Vous vous souvenez qu'une dame s'était blessée à la main, en tombant à la passerelle ? Or, elle avait besoin d'une radiographie. L'hôpital de Tristan possède une machine à rayons X, et c'est la seule à des milliers de kilomètres !

Alors, 1+1=2 ?

Niet. La vie à TdC n'est pas si simple, semble-t-il. Et la veille de notre arrivée, le médecin de l'île a appelé le navire pour communiquer une étrange nouvelle.

«Euh, on ne pourra pas recevoir la malade à l'hôpital.

- Pourquoi ?

- Parce que la machine à rayons X a brisé ce matin.

- Hein ?»

Nooooon... Nous sommes à cinq jours de navigation du prochain établissement de santé, une femme est souffrante, maintenant, en mer, et c'est la meilleure excuse que vous trouvez ?

Wow.

Pourquoi pas «mon grand-père est mort» ou «j'ai un rendez-vous chez le dentiste» ou «il y a une importante finale de softball» ?

Croyez-moi, je ne veux pas porter d'accusation hâtive, car je pense sincèrement que ce genre de hasard malheureux est possible ; comme il est possible de recevoir une météorite, de perdre un billet de loto gagnant et de se réveiller dans les bras d'un lutteur sumo.

En même temps.

La puce à l'oreille, les gens du village ont ensuite refusé que le médecin vienne à bord du Molchanov pour examiner la patiente, sous prétexte que la traversée d'une centaine de mètres était trop risquée pour lui. Mais du même souffle, ils ont permis le départ d'un Zodiac rempli de t-shirts et de bébelles à leurs couleurs, et d'une embarcation «d'urgence» ( !) avec six habitants dedans, dont le fameux policier, pour venir nous vendre leurs cochonneries...

Ha ! Triste da Cunha.

Tu tiens ta liste de priorités dans le mauvais sens. Et Dieu sait pourquoi.

Le plus absurde dans tout ça ? Des passagers du Molchanov se sont mis en file, sagement, sans discuter, pour acheter des souvenirs laids d'un endroit hostile où ils ne sont jamais allés.

Tiens. J'ai drôlement hâte au «poison fish», moi...

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Hiroo sur le quai.