Je pose mon sac. Il soulève un nuage de poussière. Je me retourne vers le bateau.Ai-je vraiment passé 37 jours là-dessus ?

Je le regarde s'éloigner, avec un pincement au coeur. Il rentre en Russie. C'était le dernier voyage du Professeur Molchanov.***

Un beau petit navire.

Peut-être un peu petit pour ce qu'on exigeait de lui, mais confortable, à sa manière. Comme se balader dans un vieux Range Rover en Afrique. Comme faire du camping sur l'océan...

Je suis aux îles du Cap-Vert. Oui, j'ai un peu triché. Depuis cinq semaines, vous lisiez des textes composés à l'avance.

Coupable !

Et j'en ai profité pour visiter l'Antarctique, puis traverser l'océan Atlantique, pout pout pout, à 11 milles nautiques à l'heure...

Ai-je besoin de vous dire que j'ai vu des paysages saisissants ? Des ciels incroyables ? Des mers mauves, vertes, noires et d'argent ? Et des îles et des îles dont je ne connaissais pas l'existence, où vivaient des colonies de manchots, des phoques immenses, et où survivaient parfois même des humains...

J'ai la tête pleine d'horizons. Pleine de baleines. Pleine de merveilles à vous décrire.

Mais, il y a un hic : sur le bateau, je n'ai pas écrit une seule chronique. Pas eu le temps ! Il s'est passé quelque chose de complètement imprévu et...

Sur mon ordinateur, dans un dossier intitulé « La moitié du tour du monde en 40 jours », j'ai quand même réussi à assembler 21 pages de notes et de réflexions, sous forme d'un journal de bord.

Impressionniste.

***

JOUR 1

Ushuaïa. En principe, je devrais être heureux. Je pars pour l'Antarctique, aujourd'hui, à 18 h ! Mais je ne sais plus qu'en penser. J'ai un drôle de feeling, depuis ce courriel singulier de l'agence «Wildwings», avec laquelle j'ai organisé mon périple.

Les autres voyageurs du groupe venaient d'arriver à Ushuaïa, et ils étaient logés dans un hôtel en dehors de la ville. On m'invitait à aller les rejoindre. Dans le courriel, il était mentionné que leur hôtel était extraordinaire, parce que du balcon, vous pouvez admirer «the black-browed Albatross and the giant Petrels !»

Ce sont des noms d'oiseaux, les black brown et les pretzels... Et le point d'exclamation n'est pas de moi.

Ce que cela signifie? Simple. Que je pars en bateau, pour 37 jours, avec un groupe d'ornithologues anglophones excités. Et je ne connais rien aux oiseaux ! Je sais juste que le monde qui tripe trop sur des affaires comme les oiseaux, les timbres ou les fesses, ça me stresse. «Get a life», comme le disent les Américains....

Quoique...

C'est p'têt' ça, la vie, hein, entretenir une passion jusqu'en Antarctique ? Quelle sera ma passion à moi ? Identifier des baleines ? Compter des icebergs ? Tester mon courage en mer ?

La dernière fois, sur un boutre dans le détroit du Mozambique, après quatre petites vagues, j'ai eu un malaise cardiaque ! Déjà que je m'énerve depuis deux semaines avec le magasinage... Aurai-je froid ? Serai-je «tendance» ? Et surtout, serai-je au sec ?

Parce que je n'ai pas réussi à trouver les fameuses bottes «Wellington» recommandées par Big Pete, bordel ! Et depuis hier matin, j'ai une dent de sagesse qui me fait souffrir. Sur un bateau, ont-ils de quoi arracher des molaires ? Et stopper une hémorragie ?

En plus, je vais me retrouver dans un groupe... Bonjour la crise ! Je vois ça d'ici : «Allo, hi, hola, guten tag», tout le monde qui se sourit hypocritement puis se garroche sur le buffet comme si ça n'avait jamais mangé de sa vie.

(Pause)

Trente-sept jours. Sans téléphone. Sans internet. Sans communication avec le monde extérieur.

Voyons le bon côté des choses : quand je reviendrai, au mois de mai, y'aura peut-être la paix en Palestine, et le Canadien toujours en séries ! Ou j'aurai peut-être pété une crise d'urticaire géante, dans un radeau de secours, au milieu de la mer de Weddell...

16 h. Je me sens comme au premier jour dans une nouvelle école. Surprise au port : mon bateau, c'est le plus petit. Cabine 312. Je rencontre mes deux colocs, Andy et Graham, des ornithologues amateurs. Ils viennent du nord de l'Angleterre. Quand ils parlent, à cause de leur accent du Yorkshire, je ne comprends rien du tout. Ça fait bloubrrryfoukbrrrit ! Nous partagerons une cabine à trois, grande comme un petit frigidaire à bière. On va bien s'entendre...

18 h. Première réunion du groupe au complet, dans le bar. Une quarantaine de passagers.

Fort heureusement, il n'y a pas de tour de table où chacun doit se présenter. On rencontre l'équipage. Et on apprend que le professeur Molchanov, qui a donné son nom à notre bateau, était un célèbre scientifique russe.

Qui est mort noyé.

Questions du public.

«C'est quand, le petit-déjeuner ?»

Le matin !

«À quelle heure ferme le bar ?»

Jamais.

«Les membres de l'équipage dorment-ils à bord ? *»

Pardon ?

Première nuit en bateau. Je suis incapable de fermer l'oeil. Ça brasse trop.

Dans quoi me suis-je embarqué ?

*Tiré d'une « Liste de questions insolites posées par les passagers ».

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Le bateau dans la baie avec manchots royal