Dans 20 minutes, Gilberto viendra me chercher pour aller dans la jungle. Avec sa femme Leila, nous participerons au rituel de l'ayahuasca, une célébration païenne dont l'origine remonterait à 2000 ans avant J.-C. J'ignore comment se déroulera la soirée. Tout ce que je sais, c'est que je devrai boire une mixture hallucinogène, à base d'une racine d'arbre, un truc super puissant qui pourrait me rendre fou.

Ou m'emmener au paradis.Je tourne en rond dans ma chambre. Je fulmine. Pourquoi ai-je accepté ? Qu'est-ce que je cherche ? Où s'arrêtera donc cette soif d'exploration ? Comment faire marche arrière ? Dans mon esprit, les scénarios se bousculent. Comme il pleut à verse, je me dis que le rituel sera peut-être... reporté. Non. Ce n'est pas un match de baseball. Je me cache sous le lit ? Il y a des araignées. Gilberto aura peut-être un empêchement de dernière minute ? Comme une crevaison ou une crise d'appendicite ? Je me mets à souhaiter l'arrivée d'un ovni.

Dehors, la pluie cesse.

Gilberto débarque à 20 h précises. Il tient ses promesses, celui-là ! J'aurais préféré qu'il ne soit pas aussi loyal.

Il est à moto. Avec sa femme.

«Je m'assois où ?

- Au milieu».

Nous partons. Quatre coins de rue plus tard, nous avons quitté les lumières de la ville et son rassurant asphalte.

Nous sommes à trois sur une moto, sur une piste boueuse, dans l'obscurité la plus totale. Gilberto connaît bien le chemin. Alors, il roule comme un malade mental. Direction, le port du village d'Infierno. En français: enfer.

Je me penche à son oreille.

«Es-tu pressé, Gilberto ?

- Non.

- Une chance.»

Nous dérapons. Leila rit. Elle est habituée. Moi je suis prêt à être éjecté du véhicule : mentalement, je me prépare à effectuer une roulade, comme au judo.

L'épreuve dure 45 minutes.

Nous arrivons au quai. La pente est raide. J'allume ma lampe de poche. Un papillon me fonce dans le front.

Poc ! Je pile dans la merde.

Le chaman nous attend au bord de l'eau. Il a de beaux yeux rieurs et une poignée de main rassurante.

Mais il a aussi une pirogue pourrie qui prend l'eau.

Et nous devons l'emprunter pour traverser le rio Tambopata, une grande rivière brune avec beaucoup de courant. Exactement le genre de cours d'eau qu't'as pas envie de tomber dedans ! J'ai déjà trouvé ma tactique en cas de chavirage: j'arrache mes bottines, j'enlève mon manteau et je nage, en diagonale, vers la rive, en faisant le moins de splish-splash possible afin de ne pas attirer les caïmans. Nous réussissons à prendre place sans renverser le canot. Et une fois tous à bord, nous frôlons la surface de l'eau. Une vague, même toute petite, et c'est bye-bye la visite!

«Éteins ta lampe, Bruno.

- Pourquoi ?

- Pour ne pas attirer les caïmans.

- Sacramant !»

Sur l'autre rive, des chiens jappent furieusement. Gilberto me conseille d'attendre que Don Manuel les calme, avant de débarquer de la pirogue. Ce sont des bergers allemands.

«Ils défendent la maison contre les intrus et les pumas.»

Wow !

La vie est bien faite, parfois. Des caïmans, des chiens méchants, et des pumas? Ha! Moi qui avais si peur de prendre de l'ayahuasca. J'ai tellement peur depuis une heure que je n'ai plus peur du tout!

Don Manuel nous amène au pavillon, derrière la maison. C'est un plancher surélevé avec un toit.

Dans un coin, nous attachons des filets à moustiques, pour chiller dessous après le voyage, pendant que le chaman va chercher sa potion magique. La nuit est douce.

Je pourrais être dans mon salon, en train de regarder la télévision.

Quel beau métier je fais !

Nous nous installons sur un vieux matelas, tous les trois, devant le chaman. L'homme sort de son sac de toile une pipe, une poche de tabac et deux bouteilles.

Dans l'une d'elles, la potion magique.

Dans l'autre, une eau bénite, qui éloignera les mauvais esprits. Il en prend de petites gorgées, qu'il recrache autour de nous, en marmonnant des incantations. Puis il bourre sa pipe, l'allume et prend de grandes bouffées qu'il rejette au ciel, en criant quelque chose comme «Hulk Hogan-gan-gan». Ensuite il se lève et, tour à tour, il vient nous souffler de la fumée sur le dessus de la tête.

«C'est pour ouvrir le tunnel», murmure Gilberto.

Il souffle encore de la fumée sur nos mains.

Il se rassoit et verse un premier verre d'ayahuasca.

Comme je suis assis le plus près, c'est moi qui le reçois. Il est plein à ras bord. Je suis poli, alors je l'offre à Leila. Elle le remet à Gilberto. Gilberto me le redonne. Je ne m'en sortirai pas.

«C'est toi l'invité.

- Merci.

- Avant de boire, il est important de saluer l'ayahuasca.»

Je fixe le verre pendant une seconde... Salut ! Je porte le verre à mes lèvres. Je cale.

La boisson a un goût de métal.

Le chaman se met à chanter. Tout de suite, je me sens décoller. Je m'agrippe au matelas.

Je pense que je viens d'avaler une fusée.

Photo: Bruno Blanchet, La Presse

Gilberto et la pirogue du chaman, en route vers l'inconnu.