La route était boueuse et glissante. Une vraie patinoire. Et nous devions maintenant dévaler une pente abrupte qui se terminait par une courbe à 90 degrés à la sortie de laquelle se trouvait un pont fragile pas plus large que le camion. Sous le pont, une rivière tumultueuse, gonflée par les pluies torrentielles des derniers jours. Nous étions seuls, en pleine jungle. Aucune marge d'erreur.

Au volant, Simon préfère être prudent. Il stoppe.

- Je pense que tu devrais descendre avec les enfants, Isabelle... Bruno?

- J'ai confiance en toi, Simon... Bonne chance !

Je sors du véhicule avec Isa et les enfants. Je suis un bon soldat, mais je suis en vacances, après tout...

Des méchantes vacances!

* * *

J'ai pensé que vous aimeriez avoir de leurs nouvelles, quatre ans plus tard*. Alors, j'ai profité de mon passage au Laos, et de mes deux semaines de vacances, pour aller les revoir. Nous avions malheureusement perdu un peu le contact, ces dernières années...

Pas étonnant, avec tout ce qu'ils ont accompli!

En plus de diriger la librairie L'Étranger et le bar Le Hive, désormais incontournables à Luang Prabang, il y a eu la naissance d'un nouveau bébé, prénommé Jaz (quel nom cool !), une exposition multimédia sur le tourisme au Laos (Stay another day), le premier prix du concours de Sundance Channel pour une vidéo sur l'environnement, et l'ouverture de leur magasin, Kopnoï (petite grenouille laotienne), où ils offrent des produits faits à la main par des artisans des villages environnants ; une belle grande boutique ensoleillée où on trouve, entre autres chose, des savons si bons que vous avez envie de les manger, des vêtements de coton qu'on dirait tissés à même le plant, dans le champ, et des lampes en noix de coco( !) au design irrésistible.

Mais le succès ne s'arrête pas là : avec leur engagement (et leur persistance) à n'encourager que la fabrication locale, ils sont devenus une véritable référence au pays en matière de préservation du patrimoine culturel. À un point tel que Kopnoï doit représenter le Laos dans une exposition universelle qui se tiendra à Tokyo dans quelques semaines ! Et dans la foulée, ils ont attiré l'attention d'une importante agence de promotion allemande, qui leur a commandé un document vidéo sur la culture du coton biologique au Laos, une pratique traditionnelle qui avait pratiquement disparu, maintenant en voie de redevenir populaire, grâce à leur initiative.

Et c'est ici que j'entre en scène. Un soir de fête.

* * *

- On n'a pas besoin de casque, Simon?

- Pas la fin de semaine.

- C'est la loi?

- Non. C'est la police qui est en congé. Et la semaine, c'est entre midi et 14 h!

Il rit à pleine dents. C'est qu'il fait plaisir à voir, le Simon ! Quatre ans plus tard, il n'a pris qu'une ride, à peine quelques kilos, le salaud, mais beaucoup de cette sagesse tranquille qui caractérise les habitants de l'Asie rurale, vous savez, ceux qui vivent au rythme effréné du bambou qui pousse.

Nous décollons sur une roue, nu-tête, et nous traversons le village, comme à bord d'une fusée, en survolant les nids-de-poule sur son nouveau motocross. Nous venons tout juste de fermer le bar, et nous filons à la salle de bowling, le seul endroit ouvert après minuit à Luang Prabang. Deux fous en liberté, nous sommes ce soir ! Le vent chaud m'emplit les poumons.

- On part après-demain tourner le documentaire, dans le coin de Sayabouri. C'est dommage que tu sois venu à Luang Prabang maintenant, Bruno.

J'ai réfléchi une seconde. Sayabouri? Hum... C'est où, ça, Sayabouri?!

- Avez-vous besoin d'aide, Simon?

- Certainement.

- Si tu me bats au bowling, je pars avec vous autres !

- Ha ! Prépare ton sac, mon Bruno.

- Attention. Je suis excellent au bowling!

* * *

Debout au bord de la route boueuse avec Jaz dans les bras, le pantalon trempé depuis le tournage du matin, je me demande un peu ce que je suis venu fabriquer dans cette galère... Je pourrais être au bord de la plage, à me bronzer la couenne! Mais ce serait tellement plus beige...

Simon réussit à limiter le dérapage du véhicule, freine juste avant de rater le pont, puis le traverse à toute vitesse. Yeah ! Nous remontons en criant dans le camion, et nous repartons gaiement vers l'Ouest. Vivants.

Au coton.

* * *

Boris a écrit :

Salut Papa,

J'ai une entrevue demain matin pour une job de serveur, dans un restaurant où j'ai même pas les moyens de me payer un café! Mais ça serait super payant ! La patronne m'a demandé d'être prêt à travailler, fa que j'ai dépensé la moitié de ce qu'il me reste comme argent pour m'acheter une chemise blanche, un pantalon noir et des souliers noirs... Mais inquiète-toi pas! Si ça marche pas, j'ai retrouvé mon numéro de compte : XXXXX-XX à la Caisse Pop de XYZ, et tu peux me transférer de l'argent directement.

Ton fils qui t'aime tendrement xoxoxo

*Simon, Isabelle et Milan, chronique du 7 avril 2005.

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Isabelle et Simon avec leurs enfants Milan et Jaz.