Dans les montagnes du Pamir, au Tadjikistan, le plateau que nous traversons est à plus de 4000 m d'altitude. Bien assez haut pour déclencher le célèbre mal des montagnes.

Je roule encore avec mes copains rencontrés sur la route : Freddy l'Allemand et Pierre le Français. Un matin, après avoir levé le campement, nous déjeunions dans un village perdu lorsque nous avons vu arriver Marty, un Britannique de 47 ans, aussi en tour du monde cycliste. Nous nous étions déjà croisés à quelques reprises dans différents pays au cours des derniers mois.

Je l'ai alors à peine reconnu. Il était tellement pâle que sa peau en était presque transparente. Le blanc de ses yeux avait disparu, laissant place à une pupille noire complètement dilatée. Il avait l'air d'un zombie.

Il nous a annoncé d'une voix creuse et râlante qu'il s'était arrêté au village la veille en matinée, et nous a demandé s'il pouvait rouler lentement avec nous ce jour-là.

En chemin, Marty avait cependant manifestement de la difficulté à suivre. On devait sans cesse l'attendre, et chaque fois qu'il parlait, il cherchait tellement son souffle qu'on aurait cru qu'il se noyait. Ça ne lui ressemblait pas.

Notre journée s'est arrêtée après seulement une quarantaine de kilomètres. J'ai eu le temps de monter mon campement et de préparer à souper pendant que Marty parvenait à peine à sortir ses piquets de tente. Pour le réconforter maladroitement, on lui a dit qu'il était mieux de ne pas mourir pendant la nuit parce qu'on avait déjà assez de stock à transporter...

Je sais, j'ai dit « maladroitement »...

Il a survécu à la nuit, mais son état était encore pire le lendemain. Au tiers d'une journée plutôt facile, Marty a finalement demandé à un camion de l'amener jusqu'à la prochaine ville, où l'on s'est donné rendez-vous en fin de journée.

À notre arrivée là-bas, c'est le propriétaire de l'unique hôtel qui m'a appris que notre Anglais s'était rendu à l'hôpital, qui ne l'avait pas laissé repartir.

Normalement, le taux de saturation d'oxygène dans le sang se situe autour de 96 à 99 %. À partir de 65 %, les fonctions mentales sont touchées, et sous les 55 %, c'est la perte de connaissance. À son arrivée à l'hôpital, Marty saturait à 58 % et son taux continuait de descendre !

En fait, le médecin local lui avait même annoncé qu'il serait mort en moins de 12 heures s'il s'était entêté à pédaler.

Marty a ainsi passé la nuit sous surveillance médicale dans un hôpital tellement délabré que, même si j'étais en face, quand je m'y suis rendu le lendemain, j'ai demandé aux passants le chemin pour le trouver !

Couché sur un grillage en métal à regarder les traces de saleté sur le mur écaillé, Marty m'a raconté qu'il s'était réveillé au milieu de la nuit quand son tube d'oxygène avait cessé de fonctionner. Le préposé lui avait dit : « Écoutez, Mister Marty, la ville n'a plus d'électricité, c'est normal, ça arrive souvent, donc là, on va fonctionner sur la génératrice. Mais on n'a plus d'essence et on n'a pas d'argent pour aller en acheter. On aurait besoin de 5 $ pour... pour vous garder en vie, Mister Marty. »

Il m'a raconté ça, en ajoutant : « Jo, c'est la première fois de tout ce voyage que je n'ai pas marchandé le prix. Je lui ai donné 10 $ et je lui ai dit de remplir le réservoir de la génératrice jusqu'au bord ! »

Quelques jours plus tard, Freddy, Pierre et moi roulions en direction du Kirghizistan quand Marty nous a dépassés à bord d'un camion. Son niveau d'oxygène s'était rétabli, mais le médecin lui avait interdit de repartir à vélo.

Il s'est arrêté pour nous parler. « J'espère que vous ne me trouvez pas trop lâche, les gars ? » Ben non, Mart, on était surtout contents de ne pas avoir eu à traîner ton corps !

PHOTO JONATHAN B. ROY, COLLABORATION SPÉCIALE

Marty, une journée avant son admission à l'hôpital

Photo Jonathan B. Roy, collaboration spéciale.

La seule station d'essence de la ville de Murghab dans le Pamir.