Chacun a dans son entourage quelqu'un que rien ne semble rendre plus heureux que l'idée de faire sa valise. Quelqu'un qui, à peine rentré de voyage, ne songe bien souvent qu'à repartir. Cette nouvelle forme de dépendance, de plus en plus courante, semble incurable. Étude du phénomène.

Autant s'y faire: l'Homo viator n'est pas en voie de disparition, loin de là. Selon l'Organisation mondiale du tourisme, le nombre d'arrivées dans les aéroports du monde a atteint 1,138 milliard en 2014. C'est une hausse de 4,7% par rapport à 2013, et l'on prévoit une autre augmentation de 3 ou 4% en 2015. 

Parmi ces hordes voyageuses, les Canadiens ne sont pas en reste: selon Statistique Canada, en 2000, ils ont fait 18,43 millions de séjours dans les 15 pays les plus visités. Ce nombre est passé à 30 millions en 2012, dernière année pour laquelle on a des statistiques. Et la Chine, qui ne se trouvait même pas dans la liste des pays les plus visités en 2000, se classait au neuvième rang en 2012. 

Dans un rapport intitulé Les Québécois, plus sorteux qu'avant! (titre éloquent s'il en est), le Réseau de veille de la chaire en tourisme Transat ESG-UQAM cite un sondage réalisé en 2004 par le Print Measurement Bureau, dans lequel seulement 27% des Québécois ont dit qu'ils avaient fait un voyage à l'étranger au cours des trois années précédentes. En 2014, ce chiffre est passé à 41%.

«Non seulement le nombre de Québécois qui font au moins deux voyages à l'étranger par année a beaucoup augmenté, mais ils sont aussi de plus en plus nombreux à faire jusqu'à six voyages annuellement», signale Maïthé Levasseur, directrice adjointe de la chaire Transat de l'UQAM. 

Mais à quoi ce phénomène est-il dû?

«Les internautes se trouvent sollicités en permanence par des invitations au voyage - blogues, médias sociaux, etc.», explique Larbi Safaa, titulaire d'un doctorat en sciences de la gestion de l'Université d'Angers (France) et spécialiste en systèmes d'information appliqués au tourisme. «De plus, les agences de voyages en ligne, comme hotels.com ou Expedia, facilitent l'achat et la préparation des voyages, de l'expérience à destination.»

«Le web, poursuit-il, a permis le phénomène du fractionnement des vacances - partir plus souvent et moins longtemps. Cela permet aussi l'achat de dernière minute, voire l'achat impulsif: les prestataires de services peuvent faire sur des sites spécialisés des soldes éclair qui inciteront certains clients à saisir l'occasion.»

Autant de facteurs, donc, qui favorisent la contagion...

Êtes-vous atteint?

Neuf signes cliniques qui permettent de croire que vous êtes atteint. Notez que ces symptômes peuvent se manifester en tout ou en partie pendant des périodes plus ou moins longues, avec une intensité variable selon les sujets. 

1. Vous préférez acheter un billet d'avion plutôt que de remplacer votre canapé, même s'il est vraiment foutu.

2. Vous ne supportez pas l'idée de passer une année complète sans vous enfuir quelque part, souvent n'importe où, pourvu que ce soit ailleurs. 

3. Vous avez mis fin à une relation prometteuse parce que l'être aimé trouvait que vous partiez trop souvent.

4. Quand vous les croisez, vos connaissances ne vous demandent pas comment vous allez, mais où.

5. Vous avez tendance à accumuler des objets inutiles ou superflus: guides de voyage aux pages cornées ou en lambeaux; masques africains, grigris haïtiens, lanternes thaïlandaises; kimono, djellaba ou boubou que vous ne porterez jamais; cailloux, coquillages, sable de divers déserts.

6. Vous changez à tout bout de champ votre photo de profil Facebook, où l'on vous voit devant le Machu Picchu, ou sur la Grande Muraille, ou à la terrasse d'un café hongrois. 

7. Vous pouvez bassiner vos proches pendant des mois au sujet de la Macédoine et acheter à trois jours d'avis un billet d'avion pour le Kazakhstan. «C'était l'occasion du siècle!» direz-vous, triomphant, à vos amis perplexes.

8. Impossible de passer une soirée avec vous sans que vous glissiez négligemment dans la conversation des choses comme: «Ah, oui, c'était pareil à Okinawa...» Ou: «Quand j'étais en trekking au Népal...» 

9. L'idée de manger des fourmis ou des testicules de boeuf, de passer la nuit dans un hamac à la belle étoile en pleine jungle amazonienne ou de faire du couchsurfing dans une famille dysfonctionnelle dont vous ne parlez pas la langue vous paraît tout à fait acceptable.

Si vous avez répondu «vrai» à au moins cinq de ces énoncés, une visite à votre agent de voyages s'impose. Ou peut-être au psychologue.

Est-grave, docteur?

Le Dr Robert Vallerand est professeur titulaire au département de psychologie de l'UQAM et directeur du Laboratoire de recherche sur le comportement social. Au cours de ses travaux, il a cherché à définir ce qui fait que les gens qui s'investissent dans telle ou telle activité en tirent bien-être, enrichissement personnel et valorisation ou, au contraire, deviennent si désireux de «performer» que l'activité finit par être presque une obligation. 

Dans le premier cas, c'est-à-dire tant que la passion (du voyage, en l'occurrence) existe en harmonie avec les autres domaines de la vie, que la personne s'y engage librement et en tire un réel plaisir, un enrichissement global, on parle de passion «harmonieuse».

Ce serait le cas des personnes pour qui le voyage est une occasion de se recentrer, de se ressourcer, d'apprendre, de communiquer.

«Mais quand une personne organise tout autour de sa passion, qu'elle y sacrifie de grands pans de sa vie (par exemple sa vie amoureuse), on parle alors de passion «obsessive», explique le Dr Vallerand. La passion devient carnivore. L'individu ne la vit plus librement. Il n'en est plus le maître et n'en tire plus vraiment de plaisir, mais il continue de s'y adonner.»

Par exemple, un voyageur qui coche les destinations comme d'autres une liste d'épicerie, à seule fin non pas de s'accomplir, mais d'accomplir. 

Ce qui prédispose une personne à la passion obsessive dépend de plusieurs variables. «Mais d'une manière générale, on peut dire que, à la base, ce sont des personnes perfectionnistes à outrance, qui manquent de confiance en elles, pointe le Dr Vallerand. Elles sont soucieuses de plaire, d'être populaires.»

Le voyageur obsessif (ou compulsif), par exemple, pourrait accumuler les destinations exotiques pour se valoriser aux yeux des autres, pour être «quelqu'un» dans une société où il est de bon ton d'avoir voyagé loin et beaucoup. «Or, partir loin juste pour dire qu'on y est allé dénature l'expérience, cela y ajoute un élément extrinsèque [NDLR la pression sociale, le paraître] qui la fait dévier de son objectif», explique le Dr Vallerand.

Mais dans tous les cas, comme le mal est incurable et que, en définitive, il est assez bénin, autant se résigner et l'accepter. Après tout, comme l'a dit Oscar Wilde: «La seule façon de se délivrer de la tentation, c'est d'y céder.» 

Bon voyage!