Pour notre numéro spécial «La Presse est à vous», notre lectrice Anne Genest nous raconte son voyage.

Juillet 2010. Montréal baigne dans une chaleur d'étuve qui transforme chaque respiration en expiation. C'est la canicule. Nous sommes en plein déménagement. Entre chaque boîte laborieusement hissée le long de l'escalier, la sueur s'amplifie. Pour survivre, j'imagine des paysages tout enneigés. N'y tenant plus, je lance du haut de l'escalier : «Que dirais-tu de tout arrêter? Si nous allions courir après le courant glacé, tout droit vers la Côte-Nord?»

Alors, nous gonflons nos valises. Sur la carte que nous déplions, une ligne fictive grimpe comme une esquisse vers ce territoire inconnu. Non, nous ne suivrons pas d'itinéraire. Ce que nous voulons : de la spontanéité. Nous débrouiller au gré des rencontres. Suivre nos sens. Nous livrer tout entiers aux détours de la route.

Nous dépassons Tadoussac. Là où l'air goûte le froid. Là où le vent salin s'amuse à retrousser les jupes. Au crépuscule, le brouillard couvre le village d'une fine nuisette. Alors la corne de brume des bateaux gémit comme un écho maladroit adressé aux baleines.

Aux Escoumins, nous allons nous dégourdir les jambes au bord de l'eau. À l'horizon, quelques bateaux marchands se sont immobilisés. Nulle trace de cétacés. Que des carcasses d'acier. Nous cassons la croûte en posant nos yeux sur le panorama. Puis une famille s'échappe d'un autocar brun reconverti en campeur. À la file indienne, ils viennent s'installer à côté de nous et partager quelques mots.

Nous avons repris la route 138. La voiture exécute d'inlassables boucles. Tête renversée. Cheveux en furie, déployés dans l'embrasure de la fenêtre, abandonnés aux volutes du vent. Un air d'Erbarme Dich s'échappe sous notre passage et se disperse dans le vaste paysage. Un ruban de bitume pointillé de jaune à perpétuité que nous seuls avalons.

À Longue-Rive, un bout de plage s'enfonce dans la mer. Pourtant, nul parasol n'y est planté. Quelques brins d'herbe ici et là. Des oiseaux qui valsent. Et personne pour caresser le sable des pieds!

Alors, nous arrêtons la voiture. Un écriteau sculpté dans du bois. Le gîte de la Baie du Soleil Couchant. Tiens, tiens! Ça te dit? Une chambre creusée dans le toit comme un nid. Est-ce la fatigue d'avoir tant couru après le vent? Ou sont-ce les ailes protectrices des oiseaux qui veillaient sur nous? Nous avons dormi, cette nuit-là, à poings fermés, exténués.

Au petit matin, autour de la table monacale, pendant que nous partagions nos secrets de voyage avec des Suisses, je songe au plaisir de toucher un point sur une carte et d'y coller peu à peu des souvenirs, des images, des odeurs, des histoires et des gens. Je songe à ce bonheur de creuser l'inconnu comme on parcourt un texte, lentement.

Nous regagnons le vieux Mazda. Sur un bout de papier, j'ai gribouillé l'adresse d'une maisonnette bâtie à cheval sur la côte dénudée. Nous allons à la Pointe-des-Monts pour toucher le bout du monde. Au dire de nos amis, de la galerie, on aperçoit les baleines. Alors nous nous enfonçons dans un paysage de pierres ciselées qui débouche sur du bleu foncé.

Notre cabane est perchée sur l'eau. Nous passons la journée à sautiller d'une roche à l'autre. Parfois, les oiseaux viennent nous surprendre. Nous tombons sur les débris de l'épave du Georges Smith (1919). Cent ans d'histoire nous séparent. Pourtant nous sommes tous sur le même bout de plage. Au loin, s'étire le phare reconverti en auberge. C'est déjà la fin. Nous rebroussons chemin en faisant un détour par le traversier de Godbout. Soudain, la mer a le goût amer des départs.