Bruno visite l'île de Socotra, qui est en quelque sorte les îles Galápagos du Yémen. Soudain surprise à découvert, la pieuvre s'est transformée en un recoin de récif, en adoptant la couleur exacte et la texture précise – et en moins d'une seconde! Fascinant? Pire: c'est de la MAGIE. Pure et simple. Je ne vois pas d'autre explication.

Les pauvres gens qui gaspillent leur énergie à espérer des extraterrestres devraient aller traîner à l'aquarium plus souvent: les Aliens sont déjà parmi nous. Et marinés à la grecque (octopadi), ils sont délicieux. 

Gloup. Gloup. Je m'approche. Seul son évent qui se dilate me permet de distinguer le céphalopode de la paroi rocheuse. Je m'approche un peu plus. Ses grands yeux globuleux me surveillent. J'ai un petit frisson. J'adore ces bêtes! Chaque fois, je jurerais qu'il brille une lueur d'intelligence dans le regard noir de cette masse informe *. À se demander ce qui peut bien se brasser dans ce gros crâne mou... Des idées molles, des pensées floues? Des rêves de Jello, des fantaisies de caoutchouc? Ha! Sérieusement, est-ce qu'une pieuvre est consciente de la précarité de l'existence?

Si oui, sait-elle que le Canadien connaît un bon début de saison, et qu'il faut en profiter maintenant, parce qu'il ne participera pas aux séries?

Pendant que je délire, que je (nar) cause, un massif poisson-perroquet multicolore, qui doit faire un bon mètre et demi, passe et repasse s'admirer le reflet, la queue dans mon masque. Le sans-gêne!

Je ne vous apprendrai rien en disant qu'un hardi poisson arc-en-ciel de 40 kg, à 5 centimètres de son visage et à 25 mètres sous l'eau, c'est une vision sensationnelle; sachez que c'est aussi la brillante conclusion d'un voyage extraordinaire. 

Ouf. J'en mets épais dans l'épithète à matin, hein? Magique, brillant, sensationnel... Prout prout, ma chère!

Pas de problème. C'est le même prix. Je suis Heureux, avec un H inspiré, que voulez-vous que je vous dise... L'île de Socotra m'a viré à l'envers comme une chaussette. Trop d'air pur, trop d'espace vierge, trop de sobriété, trop de temps à perdre!

Je vous brosse un portrait des inepties de ma semaine?

Me lever à 5 h tous les jours pour regarder les dauphins s'amuser, juste là, devant le camping. Grimper la montagne au coucher du soleil pour prendre dans mes bras des arbres de Sang-Dragon (appelés ainsi parce qu'une entaille dans leur écorce libère un épais liquide vermillon, qui se durcit au contact de l'air et qui, mélangé ensuite à de l'eau et frotté sur la peau, peut constituer un excellent traitement contre ce qui aurait justement besoin d'être traité avec ce machin-truc-là... voyez comme c'est ben fait, la vie, des fois?). Descendre au village rien que pour le fun d'embarquer dans une boîte de camion. Apprendre le socotri (une langue parlée seulement ici, qui date de l'ère de la reine de Saba, et qui ressemble drôlement au bruit d'une chaussure de sport sur un terrain de basketball). Et nager jusqu'à la roche.

Du temps, cette semaine, j'en ai perdu pour tout un régiment. Et pourtant, j'ai rarement été aussi productif. Mais à un autre niveau. Plus subtil. Plus intime. Pourtant plus spectaculaire... En fait, je crois que j'ai fait une surdose de lucidité. Je me suis mis à comprendre des choses et à voir des affaires. Et c'est devenu clair: c'est quand on ne comprend pas quelque chose et qu'on voit une affaire, mais c'est pas l'affaire qu'il fallait qu'on voit, que c'est autre chose; et c'est quand on additionne ces autres choses, qu'elles deviennent des grosses affaires qu'on ne comprend pas... Comprenez?

Ce que j'essaye de vous expliquer, au fond, c'est que plein de petits riens peuvent provoquer de grands bouleversements.

Un peu comme la «théorie du caillot»... Vous savez, l'affaire avec le papillon?

En tout cas. La semaine prochaine, je rentre à la maison. Mettez-vous beaux. 

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* Connaissez-vous l'histoire du poulpe de l'aquarium de Melbourne, qui soulevait la nuit le couvercle de son bassin, traversait le corridor qui le séparait des poissons rouges, se glissait dans leur aquarium, se bourrait la face comme un cochon et rentrait dans ses quartiers avant l'arrivée des gardiens de sécurité?