(Bruno Blanchet continue à observer le ramadan au Yémen.) Quatre heures de l'après-midi. J'ai faim. J'ai soif. Nassim, le préposé à la réception, m'a dit que le soleil se couchait autour de 18 h 15. Ma première journée de jeûne du ramadan enfin s'achève.... Plus que deux petites heures à souffrir! Pour me changer les idées, dans la chambre 126 de l'Emirates Hotel (mon nid à Sanaa), j'allume le téléviseur. Sur Yemen TV, on présente les actualités.

J'aime bien regarder Yemen TV : c'est une chaîne manifestement très «locale», aux moyens modestes et au talent limité qui, d'une façon tordue, me rappelle les belles années du 9 (la télé communautaire), quand y sévissaient, entre autres, l'abscons Richard Glenn dans Ésotérisme expérimental (où on prenait des plats à tarte pour des ovnis) et les danseuses nues de Sainte-Dorothée (le striptease du vendredi soir était magique: je me souviens particulièrement de l'épisode «Huguette se déshabille au miniputt»).

Cela dit, de regarder les nouvelles à la télévision en ce moment d'anadipsie ne m'aide guère: comment oublier sa soif quand, à la télé, absolument tout le monde a... la bouche sèche! Le lecteur de nouvelles parle comme s'il avait un biscuit soda collé au palais, les gens interrogés dans la rue en vox pop ont les lèvres fendillées et l'oeil torve des sous-alimentés, et la Miss Météo a l'air si déshydratée qu'on voudrait qu'elle nous annonce un orage en studio.

J'éteins et je sors parce que je sens que, si je reste seul trop longtemps, je vais être tenté de tricher. Et tricher, c'est perdre, non?

En ville, je cède à l'étonnement complet: c'est le chaos! Une véritable frénésie s'est emparée de la population. Une heure plus tôt, on se serait cru un dimanche matin, rue Donatien; maintenant, les gens se ruent sur les étalages de fruits, ça hurle et ça se bouscule au marché des épices, les boulangers ne savent plus où donner de la mie, et pendant que les enfants crient famine, les pushers de qat font des affaires d'or... On se prépare pour une soirée d'enfer, semble-t-il!

Puis, tout à coup, comme si on avait sifflé la fin du match, le terrain se vide. En un clin d'oeil, y'a plus âme qui vive, des tumbleweeds déboulent les avenues, et on pourrait entendre voler un oiseau-mouche (parlant oiseaux, la semaine prochaine, nous partirons pour l'île de Soqotra, un petit paradis de bio-tourisme, qu'on a surnommée les Galápagos de l'océan Indien, à cause de ses nombreuses espèces endémiques; et toujours dans le domaine du volatile, autre bonne nouvelle: nous irons bientôt passer quelques semaines au Kenya, avec l'ami Big Pete! Vous vous souvenez du terrible hooligan-ornithologue de Madagascar, n'est-ce pas?).

Dans les restos bondés, les hommes se mettent à table, les serveurs posent les plats au centre, et commencent alors les 10 minutes d'attente les plus insolites de la journée; de voir des adultes affamés assis devant des assiettes fumantes, en train d'espérer un signal pour se mettre à bouffer, moi, je trouve que c'est à la fois une grande leçon de dévouement et d'une totale absurdité... De la poésie!

Du minaret, le muezzin livre une espèce de discours. Entre chaque phrase, toute la ville s'enveloppe d'un silence respectueux. Puis il se met à chanter, jusqu'à atteindre une note aiguë, qu'il «alalalalaaaaaaaaaaaaaa» à la lie, et à plein volume. Apparemment, il s'agit là du cri que tous attendaient fébrilement: c'est le go. Dans la seconde, tout le monde a la bouche pleine. Je ne ferai pas exception!

Le jeûne, appelé le saoum (le ramadan est le nom du mois), est une forme de sacrifice qu'on pratique en sympathie avec les moins fortunés et une façon radicale de s'éloigner le coeur des activités terrestres pour tenter de se rapprocher de Dieu. Et, qu'on y croie  ou non, après ces longues heures de privation, je vous garantis que la première gorgée d'eau a un caractère presque divin...

Dieu, qu'elle est bonne. 

* * *

Et la nuit? C'est comme le jour, mais avec quelque chose de plus excitant. Je ne saurais vous expliquer pourquoi (l'obscurité? l'interdit?), mais on dirait que les enfants ont plus de plaisir quand ils jouent au soccer à 3 h du matin... Ils sont heureux «PLUS», comme le chroniqueur voyage qui se balade en pays musulman en plein ramadan alors qu'on lui a conseillé de ne pas le faire!

D'ailleurs, vous savez? Je vous le déconseille!