(Rappelons que Bruno Blanchet essaie d'entrer au Sud-Soudan...) Je me suis réveillé jeudi matin avec du rouge à lèvres dans le front, un t-shirt jaune qui ne m'appartenait pas et je cherche encore mes souliers. Sur mon avant-bras était écrit «LED ZEPPELIN» au feutre bleu. J'étais couché sur un divan qui puait la chèvre. Je ne reconnaissais pas l'endroit, alors je suis sorti dans la rue. Le soleil était aveuglant. Et c'est bien ce que je craignais : j'étais à Metema, en Éthiopie. En l'an 2000.

* * *

À Khartoum, 10 jours auparavant, le responsable d'une ONG allemande me racontait comment deux de ses employés étaient coincés depuis 10 jours à Juba, la capitale du Sud-Soudan, parce que les nouveaux permis de voyage requis par les autorités soudanaises n'étaient même pas encore imprimés...

«Non seulement il est à peu près impossible d'entrer au Sud-Soudan, Bruno, mais il est maintenant devenu difficile d'en sortir.

– Donc... j'oublie ça?

– Mmmm...»

Il a une idée. Et ça semble une brillante idée, parce qu'elle lui illumine le visage comme s'il venait d'utiliser un guichet automatique ougandais, avec les pieds dans l'eau (attention, ils ne sont pas groundés!).

«Tu tiens vraiment à y aller?

– Euh. Faut voir.»

Il tasse les assiettes vides, pousse le cendrier plein de mégots, prend une rasade de whisky de contrebande au goulot et déploie sur la table une carte géographique de la région; avec la lumière crue de l'ampoule nue qui se balance au-dessus de la scène, je vous jure qu'il n'aura pas à faire le moindre effort pour me convaincre des vertus de son plan : je suis au coeur d'un roman d'espionnage, mon nom est Joe (parce que toutes mes figurines d'action s'appelaient Joe quand j'étais le petit Bruno, Brunito, graine de poète, déjà geyser d'imagination... «Joe! Oui, Joe? Où est Joe, Joe? Joe? Je ne sais pas, Joe. Joe! Joe? C'est Joe! Oui, Joe»). Et voici ma mission.

Latitude 9 degrés Nord, longitude 33 degrés Est. À la loupe, vous verrez une minuscule route dans l'ouest de l'Éthiopie, un chemin mince comme un fil, qui part de Gambella et pénètre au Sud-Soudan sans faire de bruit. Chut! C'est par là que j'essayerai d'entrer.

Et si ça ne devait pas fonctionner, nous aurions, ensemble, vous et moi, visité une région plutôt spéciale de l'Éthiopie, un coin beaucoup moins fréquenté par les touristes. Mais non moins intéressant... Vous connaissez les tribus perdues de la vallée de l'Omo? Non? J'ai une petite nouvelle pour vous : eux non plus, ils ne vous connaissent pas! Attendez que je leur montre les photos de Noël, quand Roland s'est mis chaud, pis est tombé à la renverse dans le sapin...

* * *

À l'ambassade d'Éthiopie, donc, j'ai obtenu mon visa sans trop de questions. Le timing était excellent.

«Vous allez en Éthiopie pour fêter l'an 2000?»

Ah! C'est donc ben vrai! Je ne me rappelais plus que cette gang de flyés utilisait encore le calendrier julien qu'on a tous jeté à la poubelle d'un commun accord, il y a des lunes, parce qu'il compte 13 mois et un maudit paquet de problèmes.

«Bien sûr! Ça m'en fera deux dans la vie! Et peut-être que je pourrais interpréter le «Bogue» encore une fois? Aaaah... (soupir nostalgique en pensant à La Fin du Monde est à sept heures... On a hâte au coffret DVD!)

– Vous aurez une semaine pour vous rendre à Addis, monsieur, pour la grande fête!»

Une semaine? Pfff! Dans deux jours, je suis à la frontière, et...

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Depuis longtemps, j'avais le goût de faire l'expérience de la «ville frontalière», ce bizarre de (non-) lieu où l'on ne s'arrête jamais, trop pressé d'attraper le prochain autobus et de quitter au plus vite un endroit a priori souvent jugé hostile, et la plupart du temps décrit dans les guides de voyage comme «à éviter : village du Far West»... Et si j'aime les cow-boys, moi?

Je me suis arrêté au premier bar, Chez Getu, 100 mètres à peine passé la frontière du Soudan. J'y ai rencontré des fêteux fous à lier, amateurs de bière et de qat, une espèce commune en Éthiopie. Trois tournées plus tard, j'étais devenu un des leurs, et on a célébré ça pendant... cinq jours.

Le t-shirt jaune? Au barman, je pense. Le rouge a lèvres? Celui de la serveuse, j'espère. Et «LED ZEPPELIN»? Un groupe rock des années 70.

Ça, j'en suis certain.