Il semble que je quitte la Turquie au bon moment...On dirait que ça commence à péter de partout! C'est dommage, parce que c'est un pays accueillant, et ma foi, j'ai envie de vous dire, «très sécuritaire», autant sur la rue le soir, à l'heure des cow-boys, qu'au niveau des transports.

En ville, il y a un policier aux dix mètres, avec un bâton ou une kalachnikov (ce qui indispose légèrement au début, je l'avoue); et sur les autoroutes, tranquilles et bien asphaltées, la vitesse maximale est de 90 km/h; et en plus, contrairement au reste du Monde, la limite de vitesse ici est respectée.

Peut-être à cause des kalachnikovs.

Le seul véritable danger ici, c'est d'être encerclé par une bande de joueurs de backgammon et d'être obligé de jouer. Ils traînent tous leur petite planche, et comme le thé, c'est presque impoli de refuser. La dernière fois, je m'en suis sorti grâce à un règlement «maison»: double trois, je me sauve en courant.

Pour me rendre en Syrie, donc, de Ankara, vue la distance, j'ai opté pour un train de nuit. Confortable et propre, silencieux parce qu'électrique, le train est plus cher que le bus et lent comme un escargot, mais au moins on peut s'étendre, fermer les yeux et rêver qu'on va vite.

Puis, je sais pas pour vous, mais moi, de toute manière, je suis incapable de dormir dans un bus. Payer pour me soumettre à la torture? Non, merci. Je préfère encore les bains turcs...

Il y a deux semaines, j'avais passé l'après-midi à me balader dans la plaine en bedaine, et m'était alors venue la géniale idée d'essayer le hammam – ou bain public. À l'entrée, quelques options s'offrent à vous. Je choisis le trio «shampoing, savonnage et massage». Un joueur de ligne des Broncos de Istanbul me reçoit. Cent kilos de muscles, 25 kilos de poil. Je me mouille à la douche, je m'assieds sur le bord du bain, et le monstre passe à l'attaque. Avec un savon et... un gant de crin. Sur mon beau coup de soleil neuf. Ayoye! J'ai beau essayer de lui expliquer, de pousser des petits cris de douleur, rien n'y fait. Le grizzly me retient comme un ballon dans la zone des buts, de toutes ses forces, en grognant, et me frotte comme s'il voulait me décaper.

J'ai jamais été aussi propre. Seize piasses.

Or, comme rien n'est parfait, et encore ce soir à bord du Cukorova Mavi Treni, mon compagnon de wagon-couchette, Monsieur Mehmet, est super gentil, mais il fume beaucoup la cigarette...

Un léger déplaisir avec lequel vous devez composer en Turquie, parce que, quand vient le moment de s'allumer une clope, ils se gênent pas, les Turcs. Ils fument à l'aéroport, dans les gares, les arrêts d'autobus, au centre d'achat, bref, dans tous les espaces publics (oui, même au MacDo). Les seuls espaces sans fumée en Turquie? À la station d'essence, près des pompes, et à la piscine municipale, sous l'eau.

Le train décolle à 20 heures le soir de la capitale glauque et après dix heures de tchou-tchou dans la noirceur, lorsque j'ouvre les yeux, au petit matin, au sud de la Turquie, le soleil brille, et nous sommes au milieu d'un champ de tournesols. Un champ? Un océan!

De chaque côté du train, et à perte de vue, des petites têtes jaunes hérissées, toutes tournées dans la même direction, comme des milliers de fidèles en extase devant une apparition de la Vierge. Au loin, la cime d'une montagne enneigée domine l'horizon. Magie.

Et là, mon Mehmet se réveille.

- Good morning, Bruno!

- Good morning, Mehmet!

Joyeux, il s'allume une cigarette et sort une planche de son sac.

- Veux-tu jouer au backgammon?

* * *

Au poste frontière syrien, pas de fla-flas: on regarde si nos visages correspondent à nos photos de passeport («Où est passé votre toupet, Monsieur Blanchet?»), on vérifie si nos visas sont en règle, merci bonjour.

Nous rembarquons dans le minibus qui nous a permis de traverser les lignes et, aussitôt, la Syrie nous rentre dedans : le conducteur se transforme en pilote de F-16, les routes deviennent mauvaises, le paysage est rocailleux et austère, et les regards... bizarres.

Double trois, je me sauve en courant.