Je jette un coup d'oeil par le hublot. Dans l'avion à hélices qui mène de Zamboanga à Tawi-Tawi, aux Philippines, je me frotte les yeux. Je crois rêver. Nous avons survolé l'île de Jolo, il y a cinq minutes, et des maisons sur pilotis sont perchées, là, au beau milieu de la mer, sur les récifs.

À des milles nautiques de la terre ferme. Wow! Ici vivent les Bajau, mieux connus comme les «gypsies de la mer». J'avais entendu parler de ces nomades marins, mais je croyais à une légende...

Comment vit-on, au milieu de l'océan? Ou comment survit-on, devrais-je peut-être dire, sans jamais mettre le pied à terre? Comment on fait avec l'eau potable, la bouffe, les courses, les enfants?

Voici six phrases que vous ne voulez pas entendre lorsque votre maison est à huit kilomètres du rivage :

– Maman, il reste plus de lait.

– Merde, je viens d'échapper les allumettes dans l'eau.

– Ça a pas mordu pantoute aujourd'hui, Monique.

– Les enfants, allez jouer dehors!

– Hum... je pense que ton bras est cassé.

– Elle est où, la chaloupe?

Et voilà six phrases que vous n'entendrez jamais :

– Y'avait assez de trafic à matin!

– Maurice, les toilettes sont bouchées.

– Fait trop chaud, je vais aller me coucher dans la cave.

– Encore des reprises... Change de poste!

–Est-ce que le facteur est passé?

– Les enfants, allez pelleter l'entrée.

* * *

Je débarque à Tawi-Tawi. La première chose qu'on me demande, c'est: «Où est ton escorte?»

– Mon escorte???

– Tu n'as pas d'escorte?

J'apprends alors que, personne, en principe, ne visite la région sans «escorte».

D'accord... Mais qu'est-ce que c'est, une «escorte»? Est-ce comme une jolie femme qui fait semblant d'être ta copine, ou un mercenaire armé jusqu'aux dents? Et comment je fais pour m'en procurer une?

À l'aéroport, un gardien tente de m'expliquer. L'homme a un accent terrible, et une grosse bosse molle, dans le front, qui grouille comme une balloune d'eau quand il parle, et ça me distrait terriblement. Rien que pour ne pas fixer impoliment son blob, je dois redoubler de concentration. Je regarde le mur derrière, sa bouche, mes souliers. Résultat?

Je n'ai rien compris. Alors je saute dans ce qu'ils appellent ici un tricycle (une Kawasaki 125 qui pétarade comme un Harley, avec un siège ajouté à droite), direction Bongao, la capitale de l'île, où quelqu'un pourra sans doute répondre à mes questions.

Arrivé à destination, comme avec les taxis, je paye deux fois plus que l'habitant: mais pour une piastre au lieu de 50 cents, je ne discute pas... Il y tellement de voyageurs (dont moi!) qui perdent parfois la notion de ce que la différence entre quelques sous, de plus ou de moins, représente pour les habitants d'un pays pauvre. À la maison, on dépense volontiers 10 $ pour un paquet de cigarettes, 150 000 $ pour une maison, ou 25 000 $ pour un tas de ferraille. Puis, on part chez des gens qui n'ont même pas les moyens de s'acheter un passeport, et on négocie pour des cennes noires...

Enfin.

Je ne suis pas ici pour vous faire la leçon. Je me suis déjà pris la tête avec un vendeur, en Inde, pendant 15 minutes, et pour une flûte en peau de noix de coco à 4 $. Je voulais payer 2 $...

N'empêche, ça avait été tout un affrontement. En fin de journée, il en avait manifestement marre d'être sur son coin de rue, et moi, j'allais prendre le train. Il savait que je la voulais, la flûte, et je savais qu'il le savait. Il savait que je savais qu'il le savait. Je savais aussi qu'il voulait la vendre pour pouvoir fermer boutique. Il savait que je le savais. Et ça, je le savais aussi. Et tous les deux, donc, parfaitement au courant du jeu de l'autre, on négociait comme si la transaction ne nous importait pas vraiment. Un grand moment de comédie. Je l'ai finalement payée 2,50 $. J'étais fier de mon coup. Je l'ai offerte à mon ami. Il s'en était acheté une dans l'après-midi. Pour une piasse et demie.

* * *

En ville, je me trouve facilement une chambre dans un hôtel. À la réception, je croise le premier touriste étranger aperçu depuis Cebu. Un Français, Patrick, photographe. Il me demande ce que je fais ici. Je lui réponds que, franchement, je l'ignore. Mais que j'aimerais aller à Sitangkai, un village à quatre heures de ferry, au sud, que l'on surnomme «Venise des Philippines». Il sourit.

– Et tu ne sais pas comment ça fonctionne?

– Non. Par contre, j'ai entendu dire que ça me prenait une escorte.

– Ha! Ce n'est que le début de l'aventure...