8 h. À l'hôtel, au petit déjeuner, je feuillette pour la première fois le Syria Times : un journal de huit pages (pour dix sous), dans lequel deux pages sont consacrées à dire tout le mal possible d'Israël et des États-Unis, deux autres traitent des grandes réalisations du gouvernement syrien, une page parle de culture, deux de sports, et une dernière de... poésie.

10 h. Je marche tranquillement au parc de la Citadelle, à Hama, quand un gros gaillard m'agrippe par le bras.

-Allô! Mon nom est Ibrahim. Viens manger avec nous!

Sous un arbre, assis sur une couverture, sa femme et ses deux jeunes enfants trempent des bouts de pain pita dans un gros plat d'humus. Je présente mes hommages à la dame, Ibrahim me présente ses deux bambins, Maria, 4 ans, et Khaleb, dix mois. Sur la nappe dressée pour le petit déjeuner, il y a du fromage La vache qui rit (en arabe, «Meuuuh Hahaha»), des olives noires, et du «labneh», un exquis yogourt de chèvre servi avec de l'huile et des herbes.

Je ne peux pas m'empêcher de remarquer que son petit dernier, Khaleb, a un visage singulier. Il a les traits d'un enfant qui, déjà, a vécu des épreuves trop difficiles pour son jeune âge. Pauvre tit-loup... Le père, interceptant sans doute mon regard attendri, lève le chandail du petit et me montre l'hideuse cicatrice qu'il arbore au niveau du coeur. Puis il me montre deux autres cicatrices aux chevilles du garçon. Il me dit que Khaleb ne pourra jamais marcher.

J'avale le moton avec mon bout de pita.

On passe une heure ensemble à manger, à boire, à amuser les petits, à parler de mon pays, du sien, et on se quitte en se serrant chaleureusement la main, sans rien se promettre, comme des adultes qui savent très bien qu'ils ne se reverront jamais.

Ils embarquent à quatre sur une vieille moto. On se salue. Chukran!

L'après-midi, c'est la sieste. Entre 14 h et 18 h, les rues sont désertes et les boutiques sont closes. Il fait une chaleur étouffante et, franchement, y'a rien d'autre à faire que de rentrer s'étendre sous le ventilo.

Dodo, Bruno.

20 h. Je sors dîner. Un joli restaurant au bord de la rivière. Je commande une salade et un shish taouk. À la table voisine, un groupe d'hommes m'invitent à m'asseoir avec eux. Ils viennent d'Irak. Ils sont en voyage d'affaires. Au dessert, nous fumons le narguilé, en nous racontant des blagues salaces. Ils insisteront pour payer mon repas.

Après le dîner, je fais un détour par le marché pour m'acheter des cerises. Ici, on mange ça comme des noix, tellement elles ne sont pas chères...Un dollar le kilo! Mon sac de «caras» sous le bras, je traverse le souk. L'air est bon. Il est minuit.

J'avais oublié la fraîcheur des nuits musulmanes, l'animation grisante des rues, le soir, quand les marchands sortent les tables sur le trottoir et que la ville s'illumine...

Je m'arrête pour observer un papa et sa fillette, au magasin de bicyclettes.

Le père porte le kéfi, comme les Saoudiens, et la mignonne, une robe jaune avec un ruban assorti dans les cheveux. Après une brève hésitation, la petite princesse a choisi la bécane rose, avec le siège banane et les autocollants de Barbie. Je l'aurais parié. Quand le vendeur l'a décrochée du mur et l'a posée au sol, l'enfant sautillait de joie. Et le papa avait un sourire si large qu'on aurait pu y mettre le siège de la bicyclette dedans.

Je suis rentre à l'hôtel, j'ai allumé la lampe de chevet et, avant de m'endormir, j'ai feuilleté le Syria Times : un journal de huit pages (pour dix sous), dans lequel deux pages sont consacrées à dire tout le mal possible d'Israël et des États-Unis, deux autres traitent des grandes réalisations du gouvernement syrien, une page parle de culture, deux de sports, et une dernière de... poésie.

Je me suis endormi et j'ai rêvé d'une planète de verre, où des ponts invisibles relient des pays imaginaires.

La Terre?

Avant que j'oublie de vous le mentionner : ni les Irakiens, ni Ibrahim et sa femme ne parlaient l'anglais ou le français.

Et je ne parle pas l'arabe.