Partir, il y a trois ans et demi, pour toutes sortes de raisons, était plutôt contrariant; le retour me le semble tout autant. On raconte que rentrer d'un long périple ne se fait jamais sans heurt; que le choc culturel s'effectue aussi dans l'autre sens, à l'envers. Mais ça, au fond, je m'en fous. À la limite, je trouve même ça excitant: je pars en voyage, par chez nous!

Ma principale inquiétude, c'est d'être, comme on dit, complètement dans le champ. Qu'est-ce que je rapporte de mes 42 mois de voyage, concrètement? Ha! Deux passeports, une petite bedaine, un mal de dos, un vieux sac sale, un atlas usé à la corde, des sous-vêtements de Thaïlande et un cahier de notes où il est écrit «maudit épais» en 18 langues...

– C'est tout?

Oui. Je suis off. Je n'ai aucune idée du nouveau look d'Anne-Marie Losique (paraît qu'elle a changé de visage?), et je ne sais pas qui est mon député.

Je suis un homme des cavernes.

Déjà, à l'aéroport de Heathrow où je suis descendu pour une escale de quatre heures (le temps de manger un fish and chips à 18 $), la civilisation m'est rentrée dedans: en moins de six secondes, dans le bus pour le terminal 4, j'ai pu lire: ATTENTION À LA MARCHE, GARDEZ VOTRE DROITE, RÉSERVÉ, INTERDICTION DE CIRCULER, PRIORITÉ AUX PERSONNES À MOBILITÉ RÉDUITE, SORTIE, ENTRÉE, TENEZ LA RAMPE et NE PARLEZ PAS AU CHAUFFEUR.

Étourdissant! J'ai fermé les yeux un instant. À l'aéroport de Socotra, d'où je suis parti, il n'y avait qu'une seule pancarte: NO GUNS IN THE AIRPORT. Et tout s'est bien déroulé, pourtant.

Est-ce que quelqu'un, quelque part, cherche à se déresponsabiliser, et/ou est-ce qu'on aurait tendance à prendre un peu les gens pour des idiots?

(Vous comprendrez mon émerveillement quand j'ai vu, deux jours plus tard, rue Saint-Laurent, l'affiche COMMENT BARRER VOTRE VÉLO. Ah! Il faut que je descende de la selle avant? Fiou... Merci, Madame Affiche! Qu'est-ce que j'aurais fait sans vous? Je me serais sûrement barré la jambe après le poteau et je serais mort de faim!)

Puis, six heures plus tard, nous survolons Montréal. J'ai la gorge qui se noue. Je vois des maisons comme la maison que je connais, comme la maison que je dessinais quand j'étais petit. Je me tourne vers le hublot pour qu'on ne me voie pas chialer.

Je suis à bord du quarante-neuvième avion de mon périple. J'aurais aimé ça que ce soit le cinquantième, mais... y'a des choses comme ça dans la vie qu'on peut difficilement changer.

L'avion touche le sol. Ça y est. Je suis rentré.

Tout d'un morceau.

Dans la file d'attente pour les douanes, je comprends parfaitement ce qui se dit autour de moi... Et ça me fait un drôle d'effet. D'habitude, dans une foule, je peux me soustraire à l'action et me laisser bercer par le charabia. Mais maintenant, je peux difficilement faire abstraction de la conversation du couple, devant...

– J'espère que Jacques va m'nir nous charcher.

– Inquiète-toi pas. J'y ai parlé à matin.

– Ouain, je le sais ben! Mais sa torrieuse de minoune, dins fois qu'a lâcherait s'a 20.

Wow... Essaye de raconter ça à un Français! Si j'avais des doutes sur ma destination, c'est réglé... Mais je vis quand même une impression d'étranger: lorsque je suis parti du Québec, les gens m'adressaient souvent la parole, dans la rue ou ailleurs, à cause de la télévision; et aujourd'hui, personne ne fait attention à moi. Que pasa? Comme j'étais justement à me demander si j'avais changé autant que ça, un monsieur que je croisais et recroisais dans le serpentin d'attente et qui me regardait d'une bizarre de façon, s'est penché à mon oreille.

– Est-ce qu'on vous a déjà dit que vous ressemblez au comédien Bruno Blanchet?

– Euh, oui. Une fois ou deux!

– Je me demande ce qu'il fait. Ça fait longtemps qu'on l'a pas vu. Y'était fou lui, hein?

– Je suis sûr qu'il l'est encore.

Je sors dans le hall. Mon coeur bat à 200 à l'heure. Je cherche mes parents dans la foule. Je ne les vois nulle part. Pendant un instant, je panique. J'étouffe. Je suis un garçon de 6 ans perdu au centre commercial.

Ouf! Ma mère apparaît. Mon père la suit.

– Mon doux, mais t'as donc ben des cheveux gris, Bruno!

– Ouais, j'ai peut-être vieilli...

Ma mère pleure. Mon père se retient. Il me met la main sur l'épaule. Et il me dit la plus belle chose que j'ai entendue depuis longtemps.

– Viens t'en à la maison, mon grand.

(NDLR : Au moment où vous lisez ces lignes, sachez que Bruno n'est déjà plus au Québec! À suivre la semaine prochaine...)