La majorité des personnes de moins de trente ans ne connaissent pas le fameux archétype de la «grosse vendeuse anglaise» de chez Eaton. Bien que la compagnie ait fait faillite en 1999, ce symbole est toujours vivant dans la mémoire collective québécoise. Chronique de magasinage historico-sociologique.

À l'époque où manger une gigantesque assiette de spag chez Da Giovanni à 50 cents était le gros luxe pour les étudiants, les Québécois allaient magasiner rue Sainte-Catherine, dans les beaux grands magasins, chez Morgan, Simpson, la Baie, Ogilvy. Chez Eaton, surtout. L'édifice de neuf étages avait ouvert ses portes un peu avant la dépression de 1930. On y trouvait de tout : du collier à cheval aux bijoux en passant par les stores et les robes. C'était chic, exotique même. Au neuvième, le spectaculaire resto Art déco - aujourd'hui classé monument historique - l'illustre bien.

Mesdames sont donc bien contentes d'y faire leur magasinage. Et ce, d'un océan à l'autre. Depuis l'ouverture de la première succursale à Toronto, en 1869, c'est un succès. Les commandes par catalogue et la formule «satisfaction garantie ou argent remis» plaisent. Eaton devient un véritable empire et c'est ici, à Montréal, qu'est construit le plus grand des magasins du Canada.

Les affaires sont bonnes dans la métropole. À la fin des années 1960, Eaton emploie à lui seul 5 000 personnes et accueille chaque jour de 30 000 à 50 000 clients, le double quand l'achalandage est fort, selon les chiffres de l'historien Paul-André Linteau, publiés dans son livre La rue Sainte-Catherine. «Il y avait tellement de monde qui magasinait sur cette artère, c'était sans doute pire qu'à l'heure de pointe aujourd'hui», affirme-t-il, montrant des photos prises en 1969.

Timothy Eaton (et ses descendants) a sans doute remercié le ciel à plusieurs reprises d'avoir quitté l'Irlande pour venir s'établir en Ontario. Il était toutefois loin de se douter que ses employées sur le plancher incarneraient les grands débats d'une époque, mettant la compagnie dans l'embarras.

Vendeuses-bashing

Alors que le Québec sort de sa Grande Noirceur, tranquillement, une révolution se prépare. Les conflits linguistiques commencent à secouer toute la province. À Montréal, les répercussions se feront sentir jusque dans les rayons des magasins.

« Il y a toujours eu des tensions entre anglophones et francophones, explique Paul-André Linteau. Les rébellions de 1837 et 1838 en témoignent, mais après cette période, il y a eu une forme de paix. Les élites des deux groupes linguistiques ont choisi le développement séparé, le cloisonnement institutionnel et religieux. »

Pas de mélange: Montréalais anglophones d'un côté, à l'ouest, et francos de l'autre, à l'est. L'argent se trouve principalement du bord de la minorité anglophone. Les entreprises privées et les milieux d'affaires leur appartiennent. Le français est la langue des pauvres et des emplois subalternes. «Dans ce système discriminatoire, les Québécois francophones n'ont à peu près aucune chance d'être embauchés pour les postes clés des entreprises anglophones, sauf en reniant leur culture», ajoute l'historien. Le phénomène n'est pas que montréalais: «C'était comme ça dans toutes les villes québécoises où les compagnies anglophones s'étaient implantées.»

Les résultats de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, à la fin des années 1960, sont éloquents: parmi quatorze groupes ethniques recensés, les Québécois francophones se retrouvent au douzième rang en matière de revenu, devant les Italiens et les Amérindiens. «Ces résultats ont changé l'attitude des Québécois», explique le sociologue Joseph Yvon Thériault, fondateur du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM). «L'idée qu'on était nés pour un petit pain évolue. Il y a désaliénation, désir d'affirmation d'une identité.»

À Montréal, l'animosité se répercute à l'endroit des vendeuses des commerces anglophones, devenues l'icône de l'unilinguisme anglophone british. Elles incarnent les bourgeoises nées dans les chics quartiers de l'Ouest qui lèvent le nez devant les femmes de l'Est. Parlez-en à vos mères, à vos grands-mères. Elles vous le diront: «Dès qu'on dépassait la rue Saint-Laurent, on se faisait snober par les vendeuses.»

Bien réelle, la frontière entre l'Est et l'Ouest symbolise une profonde division. «La rue Saint-Laurent, ce n'est pas seulement une frontière culturelle. On a transposé ici une frontière nationale, comme celle entre l'Angleterre et la France, avec son rapport dominants/dominés», explique le géographe Mario Bédard, professeur à l'UQAM. Ainsi, les vendeuses de l'ouest de Montréal étaient devenues, bien malgré elles, l'ennemie. Une sorte de réincarnation de la reine d'Angleterre au Canada : Eaton, symbole de la suprématie canadienne-anglaise. Le choc est inévitable.

Et l'accalmie linguistique prend fin. En 1968, la situation est explosive, littéralement. Discours enflammés, émeutes, attentats. Des bombes du Front de libération du Québec (FLQ) sautent dans le magasin Eaton de la rue Sainte-Catherine, peu avant le centième anniversaire de la compagnie.

Au cours de la décennie 1970, plusieurs mesures sont prises par les différents gouvernements de la province concernant la question linguistique. Le climat s'apaise, mais la mémoire est toujours vive. Ainsi, plus de dix ans après la loi 101, le symbole de l'unilinguisme anglophone hante toujours l'imaginaire collectif. En 1989, Pierre MacDonald, ministre libéral du Commerce sous Bourassa, pète sa coche devant les médias: «On est tannés d'aller chez Eaton et d'avoir une maudite grosse Anglaise qui ne sait pas parler un mot de français!» Le fameux stéréotype débarque ainsi sur la place publique. La réaction est immédiate. Un groupe de femmes anglophones dénonce ce «grossier mensonge sexiste» et réclame des excuses publiques. La déclaration ouvre une plaie.

Les propos de MacDonald s'inscrivent dans la foulée d'un projet de loi qui vise à amender la loi 101, entre autres concernant l'affichage unilingue français. Il s'excusera: «La question sur la langue de service constitue une frustration profonde pour les Québécois francophones, explique ainsi le ministre qui dit avoir alors repris le cliché sur Eaton», publie Le Devoir du 19 janvier 1989.

Réel ou imaginaire?

La «grosse vendeuse anglaise» a entaché la réputation de Eaton, mais pourquoi cette compagnie en particulier? «Peut-être parce que c'était le plus grand magasin anglophone du Québec, suggère M. Linteau. Dans les années 1950, je me souviens avoir magasiné chez Eaton avec ma mère. Il y avait des vendeuses qui ne parlaient pas français, mais c'était beaucoup moins pire qu'ailleurs. Eaton faisait plus d'efforts pour offrir un service en français et afficher en français», se rappelle-t-il, contredisant les fondements du célèbre symbole montréalais.

Odette Galego, début soixantaine, anglophone, est une ancienne employée de Eaton qui travaille chez Ogilvy depuis vingt ans: «Je comprends qu'Eaton soit associé à une vendeuse anglophone unilingue, mais on avait évolué avec le temps. Lors de mon entrevue d'embauche, dans les années 1980, on m'avait posé des questions en français.» Madame Galego parle trois langues, dont un excellent français.

Un gros malentendu, cette histoire de vendeuses unilingues? Peut-être. Reste qu'elles ont bien existé. Trentenaire francophone, Daniel-Joseph est l'un des derniers garçons d'ascenseur de chez Eaton avant sa fermeture. Il se rappelle qu'à la fin des années 1990, «il y avait curieusement des vendeuses qui étaient identifiées par un point rouge sur leur name tag. C'étaient des vendeuses qui travaillaient pour Eaton depuis longtemps et qui ne pouvaient pas dire autre chose que bonjour et un instant en français.»

Mais M. Linteau est catégorique: la faillite de la compagnie n'a pas de lien avec ce symbole. «C'est lié à l'apparition des centres commerciaux en périphérie. Ils vont tous écraser les grands magasins les uns après les autres. Dupuis Frères a été le premier à disparaître, et la Baie est le seul qui reste aujourd'hui.»

Passons à un autre appel

Rue Sainte-Catherine, Urbania n'a trouvé aucune «grosse vendeuse anglaise» correspondant au célèbre cliché, même chez Ogilvy, temple anglo. Pas moyen, non plus, de trouver une ancienne vendeuse franco qui se serait fait maltraiter à l'époque par ses collègues anglos. «Aujourd'hui, des vrais British, il n'y en a plus beaucoup. Les gens de langue maternelle anglaise ne forment que 8 % de la population du Québec. Les francophones ont repris la gestion économique de la province», explique M. Thériault, le sociologue.

Reste que dans l'imaginaire collectif des Québécois francophones, nichent toujours différents modèles qui influencent leurs perceptions des anglophones. «La "grosse vendeuse anglaise" est une image qui ne correspond plus à rien, mais l'idée de l'anglophone dominateur qui s'impose à la majorité est une grande incompréhension qui persiste encore. Celle que l'anglais est une langue puissante liée à l'argent aussi. Il y a une tension historique qui a grandement marqué notre imaginaire, une forme de blessure historique qui ne sera probablement jamais réglée, mais c'est ce qui crée l'aptitude au changement. Il faut respecter cette mémoire. Elle est au coeur de l'identité québécoise et rappelle la fragilité de la langue française.»

Quant à lui, M. Bédard, le géographe, observe chez une partie des Québécois francophones «une crainte de l'autre» qui constitue, selon lui, une «vision étroite et statique». Il souligne l'importance qu'a eue la présence anglophone sur le territoire québécois quant au développement de notre identité sociale: «La Révolution tranquille, on l'a faite parce qu'il y avait des anglophones.» Il insiste sur la nécessité de se tourner vers l'avenir: «Je ne vais pas me mettre à maudire le contremaître de mon grand-père aujourd'hui! Ça ne veut pas dire que je dois l'oublier, mais vivre dans le passé, ça ne marche pas. Il faut se tourner vers l'avant dans un projet commun.»

Ce «nous», rassemblé sous l'idée de la majorité franco-québécoise, rassemble pas mal plus que les francophones de souche: même les «grosses vendeuses anglaises» de chez Eaton font partie de ce «nous», qu'elles ont contribué à construire.