On dit souvent que si on n'est  pas idéaliste à 20 ans, on n'a pas de coeur, et que si on l'est toujours à 40, on n'a pas de jugement. Mais qu'en est-il lorsqu'on passe la barre du 50, 60 ou du 70 ans? Les vieux sont-ils aussi désillusionnés que le prétend Brel? Les rêves ont-ils vraiment une date de péremption?

Je me souviens, l'été passé, Pierre Falardeau était venu à nos bureaux. En entrevue dans notre cuisine Ikea, il s'était indigné contre la bêtise humaine, les primes de départ des dirigeants de la caisse de dépôt, Jean Charest, le peuple québécois, les fédéralistes, Vincent Lacroix et même Xavier Dolan. À 63 ans, atteint d'un cancer, il se scandalisait avec la même fougue qu'un cégépien du Vieux-Montréal.

Quand Falardeau est décédé, plusieurs journalistes ont affirmé que c'était la mort d'un des derniers vrais militants québécois. Même discours après la mort du syndicaliste Michel Chartrand, quelques mois plus tard. Pourtant, des militants, il y en a encore au Québec. Et bien vivants à part de ça. Qu'est-il arrivé de leurs idéaux de jeunesse ? Sont-ils toujours aussi convaincus ou ont-ils jeté leur serviette ?

Au Québec, quand on pense révolutionnaire, on pense d'abord aux membres du Front de Libération du Québec. Pour débuter mes recherches, j'ai passé un coup de fil à Jacques Lanctôt, 65 ans, ex-membre du FLQ ayant participé à la Crise d'octobre, aujourd'hui traducteur et chroniqueur pour Canoë.

Ça m'arrive pas tous les jours de contacter un individu qui a séquestré un diplomate britannique dans sa jeunesse, qui a passé des années en prison et qui a porté l'étiquette de «terroriste». J'ai mis mes craintes de côté et j'ai décroché la ligne pour lui proposer de prendre un café avec moi chez Madame Bolduc sur la rue De Lorimier (comme le patriote, y'a pas de hasard).

Ce matin-là, il pleuvait à boire debout. Jacques Lanctôt est entré dans le resto légèrement mouillé, vêtu d'un veston, d'une chemise blanche et d'une paire de corduroys. Alors que je l'avais imaginé froid et distant, l'homme qui se dressait devant moi était tout sourire. Le regard pétillant, il a commandé un bol de café au lait et moi, un double-espresso. J'avais besoin d'avoir l'esprit clair pour m'entretenir avec cet homme d'idées.

J'ai ouvert la discussion en lui demandant comment il était devenu un fervent militant de la question nationale : pour comprendre comment ses idéaux avaient vieilli, j'avais besoin de savoir comment ils étaient nés.

Lanctôt m'a raconté que son père Gérard était un militant fasciste. Enfant, ses frères et soeurs et lui baignaient dans la religion, l'extrême droite et l'antisémitisme. «Mon père était mon modèle. À l'école, je répétais tout ce que j'entendais à la maison, me dit-il. Je me souviens quand Duplessis est mort, on avait fait la queue pendant des heures devant l'Assemblée nationale pour le voir exposé.»

À l'adolescence, Lanctôt a entrepris ses études pour devenir curé au Collège Saint-Ignace, avec les Jésuites. C'est là qu'il a découvert les écrits des irrévérencieux Camus, Sartre et Prévert, qui ont contribué à son éveil politique. La vraie révolte a éclaté à son 15e anniversaire, aux débuts de la Révolution tranquille. «J'étais terrible, me dit-il. Je rouspétais contre l'autorité et je refusais de me couper les cheveux, même si tout le monde avait les cheveux très courts.» S'il se révoltait contre la société en général, Lanctôt se rebellait aussi contre les idées de son père. À la maison, il avait coupé tous contacts avec son paternel et passait son temps isolé dans sa chambre au sous-sol. Le climat était invivable.

C'est à ce moment que Lanctôt a commencé à fréquenter le Paloma, un petit café sombre, situé dans un demi-sous-sol sur la rue Clark, au sud de Sherbrooke, qui était le rendez-vous des beatniks et des existentialistes montréalais. Au début des années 1960, il y côtoyait les André Brassard, Michel Tremblay et Armand Vaillancourt.

S'il était le repaire des artistes, le Paloma était aussi le point de rencontre des premiers membres du FLQ, comme Mario Bachand et Raymond Villeneuve. «Ils étaient plus vieux que moi et je me suis identifié à eux. Avec le temps, ils sont devenus mes maîtres à penser», me dit Lanctôt qui n'avait que 17 ans quand il est devenu membre du FLQ en 1963.

Quelques mois après leur rencontre, Lanctôt posait ses premières actions illégales au nom de la libération du Québec, persuadé que l'indépendance se ferait d'ici deux ou trois ans, tout au plus. À l'époque, la conjoncture était exceptionnelle: Jean Lesage s'emparait du pouvoir au Québec, le Front de libération national luttait pour l'indépendance de Algérie et les Blacks Panthers, pour les droits des Noirs aux Etats-Unis. Les luttes se radicalisaient partout dans le monde. «On se disait qu'avec des actions d'éclat, on pouvait faire bouger les choses, dit-il. Ce qu'on voulait à l'époque, c'est un Québec libre et socialiste et c'est encore ça que je veux aujourd'hui. Je n'ai jamais changé d'opinion depuis ce temps-là.»

Lanctôt ne regrette rien des bombes qu'il a posées au nom de la libération du Québec, comme il ne regrette rien de l'enlèvement de James Cross durant la Crise d'octobre, ni de ses années en exil à Cuba. Il le referait demain matin. Et honnêtement, alors qu'il me dit ses mots, j'ai peine à condamner ses actes moi aussi, car sa révolte n'était pas seulement celle d'un étudiant de 17 ans en quête de sensations fortes : elle s'inscrivait dans un mouvement national et mondial beaucoup plus grand que lui.

Depuis les événements de la crise d'Octobre - qui l'ont amené en exil forcé à Cuba et en France, puis en prison pendant trois ans -, Lanctôt a largement payé et paye encore pour les actions radicales qu'il a posées. Fort de ses 65 ans, il vit aujourd'hui la «simplicité non volontaire» dans son appartement de la rue Sherbrooke, avec sa femme et deux de ses sept enfants, âgés de cinq ans et deux mois. Il a beau avoir été éditeur pendant des années après sa sortie de prison, avoir publié les premiers romans de Dany Laferrière et serré des tonnes de mains pendant des années, il porte encore l'étiquette de «terroriste».  «Je suis encore quelqu'un qu'on stigmatise et c'est ce qui me fait le plus de peine. Je suis plus qu'un radical. Je suis un être profondément humain.»

Bien qu'il croit toujours en l'indépendance du Québec, il avoue que les actions qu'il pose ne sont plus aussi radicales qu'avant. Il sort une fois de temps en temps pour manifester et quand il se fait servir en anglais dans un commerce, il répond en français, tout simplement. Malgré tout, il se dit encore prêt à retourner en prison pour ses idées. «Pendant la crise d'Octobre, j'ai pensé que j'allais me faire tuer. Le temps que j'ai aujourd'hui, c'est du sursis pour moi. Ça me dérange pas d'aller en dedans.»

Bon an mal an, Lanctôt est persuadé que le mouvement pour l'indépendance va se re-radicaliser un jour ou l'autre. «Il va y avoir un retour du balancier, c'est juste une question de temps, me dit-il. Quand je vois ce qui se passe en Haïti, en Afrique, au Congo ou au Brésil avec Lula, ça m'encourage. On continue à lutter et c'est une vague qui va finir par atteindre le Québec.»

Franchement, j'aurais passé toute l'avant-midi à l'écouter me parler de ses histoires, à boire ses paroles et du café colombien avec lui. Au moment de quitter le café, je me suis retenue de le serrer dans mes bras.

En marchant sur De Lorimier, je me disais à quel point j'aurais préféré prendre mon café le matin au Paloma, plutôt que chez Madame Bolduc, mais surtout à quel point Lanctôt était chanceux d'avoir connu le bouillonnement des années 60. De mon vivant, je ne connaîtrais peut-être jamais une telle mouvance. C'est vrai. C'était quand, la dernière fois, où les gens de ma génération avaient vraiment vibré à l'unisson pour une cause? Pendant le mouvement contre la guerre en Irak? Pendant le sommet des Amériques? La grève étudiante de 2005? J'avais beau y réfléchir, je ne voyais pas. Pourtant, si les jeunes d'aujourd'hui s'y mettaient, ils pourraient créer encore plus de vagues qu'au mois de mai 68. Et avec Internet et notre cher Facebook, la mobilisation mondiale serait d'autant plus facile. Des tonnes de personnes se mettraient attending pour une révolution tranquille. Mais combien d'entre elles viendraient vraiment?