Luc a 43 ans. S'il a passé plusieurs mois à l'hôpital Albert-Prévost et sept ans en famille d'accueil, il bat aujourd'hui la campagne sur la rue Wellington.

À Verdun, pas besoin de déclencher l'alerte Amber pour le retrouver: tout le monde le connaît, tout le monde est son ami. Poussé par l'espoir de sauver les coeurs endurcis, il passe ses journées à demander aux inconnus de réciter la phrase suivante :«Jésus-Christ, sois mon Seigneur et mon sauveur personnel et donne-moi la vie éternelle.» Un vrai fou du village, triste version post-moderne.

Épicentre des sociétés rurales, le fou du village est une figure qui a alimenté l'imaginaire collectif québécois pendant des siècles, tant par sa fraîcheur que par son ingénuité. «Autrefois, un village n'en était pas un s'il ne possédait pas son propre fou. C'était presque la règle. C'était un personnage aussi essentiel que le curé ou le quêteux», note le conteur Fred Pellerin. Dans son village natal, le désormais mythique Saint-Élie-de-Caxton, le fou, c'était Roger, mais tout le monde l'appelait Babine. Chez le barbier, à la taverne du coin ou sur le parvis de l'Église, Babine était la turbine qui propulsait toutes les rumeurs. Si les villageois pouvaient rire de ses histoires comme bon leur semble, les étrangers ne pouvaient pas se payer sa tête. «Le fou, c'est comme la mascotte du régiment. Lorsque les inconnus se moquent de lui, c'est comme s'ils se moquaient de tout son village», explique le professeur de l'École de Travail Social de l'UQAM, Henri Dorvil. «Dans les années '50, à Victoriaville, il y avait un joueur de football que tout le monde appelait Bouboule. Quand les supporters des autres équipes riaient de lui, la partie se terminait toujours en bagarre.»

Comme tous les fous du village, Babine occupait un rôle central dans la population caxtonne. Machinalement, les villageois lui confiaient toutes les corvées sur lesquelles ils levaient le nez. «Y cordait le bois, sonnait les cloches à l'église, ramassait les vidanges... Y'était même le fossoyeur!» se souvient Pellerin «À Grand-Mère, le fou s'occupait du trafic. Y mettait une casquette de police, pis y dirigeait les autos. Au début, les autorités l'empêchaient, mais à un moment donné, y'ont été obligée de lâcher prise parce qu'y revenait toujours à son poste.» À l'époque, on refusait d'enfermer les fous parce qu'ils avaient un mandat à remplir au sein de leur communauté, mais on les gardait d'abord à la maison pour des raisons religieuses et linguistiques. «L'asile était souvent géré par des anglophones et les citoyens ne voulaient pas y envoyer les fous Canadiens français», souligne Henri Dorvil.

C'est à l'aube de la révolution industrielle que les populations rurales ont décidé de se libérer de leur fou. «Au 19ème siècle, on a étalé la norme du travail et de la rentabilité du temps à toutes les sphères de la société et à la suite de l'industrialisation et de l'urbanisation, on a défini qu'il n'était pas assez performant pour répondre à cette norme», soutient le professeur. Puisqu'il ne parvenait pas à suivre cette nouvelle cadence, l'idiot des patelins est devenu un boulet pour les paysans. «Les personnes qui s'en occupaient n'avaient plus le temps de prendre soin de lui parce qu'elles devaient maintenant travailler dans les usines. La société a décidé de placer le fou pour l'écarter des circuits sociaux et libérer les travailleurs pour augmenter leur productivité.»

Au moment où les fous ont mis le pied dans les hôpitaux psychiatriques, le village s'est retrouvé sens dessus dessous. Non seulement les villageois avaient-ils perdu le personnage principal de toutes leurs histoires, mais ils avaient également perdu tous repères quant à leur normalité. Alors que jadis ils pouvaient s'appuyer sur le fou pour se convaincre qu'ils ne l'étaient pas, plus rien ne pouvait les rassurer qu'ils étaient bel et bien sains d'esprit. La folie n'existait plus. Elle s'était transformée en maladie.

Désinstitutionnalisation

Après avoir été emmurés pendant près d'un siècle, les fous du village ont été relâchés pour des raisons économiques, à partir des années '60. En moins de 40 ans, le gouvernement du Québec a fermé près de 17 000 lits : à l'hôpital Louis-Hypolyte-Lafontaine, le nombre de personnes hospitalisées, qui était de 6 000 en 1960, est passé à 645.

Une fois libérés, la majorité des fous du village n'ont pas regagné leur patelin natal et ceux qui ont osé y remettre le pied ont reçu un accueil glacial. Vestiges d'une autre époque, ils ont été reniés, marginalisés. «On les a rentrés dans des semblants d'hôpitaux, on leur a fait des fiches, pis on s'en est lavé les mains», déplore Fred Pellerin. Maudit dans les campagnes, les ex-psychiatrisés ont alors gagné les villes. De fil en aiguille, ils ont investi la métropole, marqué leur territoire en construisant les frontières d'un nouveau village. Le fou du Mile-End occupe maintenant l'Avenue du Parc, la Capitaine du Mont-Royal habite l'intersection Saint-Laurent / Rachel et Luc roule sa bosse sur Wellington. Symptôme de l'étalement urbain, certains fous ont même traversé le pont pour s'établir en banlieue. Beau-Blanc a découvert Boucherville, Marie-Louise, la vieille folle de Zébulon qui n'avait pas pris son bain depuis 20 ans a préféré Terrebonne et Éric (le seul homme au monde qui reconnaît la marque des voitures en écoutant seulement gronder leur moteur) est maintenant à Varennes. Comme les pushers au métro Berri, les fous ne délaissent jamais leur terre en friche. «Leur quartier, c'est leur royaume. Ils le contrôlent», note le professeur Henri Dorvil. «C'est le même phénomène que pour les ethnies : s'ils vont en terrain inconnu, ils risquent de ne pas se faire accepter».

Aujourd'hui, même s'ils colorent à nouveau le paysage québécois, les fous n'ont pas retrouvé le rôle central qu'ils occupaient d'antan. Selon le professeur de travail social, ils remplissent les fonctions que la société accepte bien qu'ils remplissent : aucunes. Même si son psychiatre l'a jugé apte à réintégrer la vie en société, Luc ne travaille toujours pas. Chaque mois, le gouvernement lui offre les services d'une femme de ménage pour l'entretien de son appartement, mais aucun soutien psychologique. Les murs de sa nouvelle chambre sont peut-être propres, mais toujours aussi déprimants. Ses armoires sont remplies de Coke©, de M. Net©, de cigares qui goûtent les noix rôties et de petites pilules bleues.

Dowtown Verdun, Luc est un vrai fou du village. Celui qu'on appelle par son nom, celui qui alimente la machine à rumeurs du métro de l'Église, celui qu'on tolère, mais qu'on ignore du même coup parce qu'il incarne la maladie mentale. «Pendant longtemps, la population voulait partager son espace avec les fous, mais aujourd'hui, il y en a tellement  qu'elle les ignore. On fait exprès pour ne pas les voir, même s'ils existent», soulève Henri Dorvil. «Reconnaître qu'ils sont fous, c'est remettre en question notre propre fonctionnement.» Comme si, confrontés à leur étrangeté, nous craignons toujours de vaciller en nous-même. Comme si, par peur de perdre notre capacité à nous posséder entièrement, nous préférons laisser Luc seul transporter la croix de sa maladie mentale.