Viaduc Bonaventure, rue Saint-Paul. Chaque semaine, une société presque secrète s'y réunit dans l'ombre. Là, sous le vrombissement des locomotives, s'étend le plus grand réseau de trains miniatures au Canada. Descente sous le rail du monstre de fer.

Mercredi soir. Entre les colonnes suintantes qui soutiennent la voûte du viaduc se trouve une lourde porte où n'entre pas qui veut. Quelques silhouettes s'y faufilent, leur mallette sous le bras, fuyant les regards indiscrets. Les ombres empruntent un dédale qui les mène bientôt à une pièce monumentale. Comme toujours, le panorama enchanteur qui se dresse devant eux les laisse bouche-bée. Des montagnes, des ponts, des villes, des boulevards, et des gratte-ciel qui leur frôlent à peine les aisselles. Ces mystérieux personnages n'ont pas atteint une taille surhumaine en passant la porte de la salle, loin de là. Ils se tiennent tout bonnement devant leur réseau de petits trains électriques. Rajustement de lentilles.

L'installation couvre une superficie qui permettrait à une vingtaine d'autobus de se parquer côte à côte. D'un bout à l'autre, on croise les charmantes péripatéticiennes d'un red light de lilliputiens, une plage de naturistes où se font bronzer des figurines de plastique, des goélands gros comme des pois chiches nichés sur des montagnes verdoyantes, une scierie remplie de troncs d'arbres aux airs de cigarettes, et plusieurs villes champêtres aux citoyens paralysés. Les wagons, les voitures et les personnages ont le look années '50 que les créateurs du réseau leurs ont jadis donné. Seul un TGV égaré fait un peu tache, sans toutefois rompre le charme.

Les membres, quinquagénaires pour la plupart, enlèvent leurs manteaux et laissent deviner un polo bleu poudre à l'effigie du Club. Ils bavardent en sortant les précieux jouets des mallettes. «Est-ce qu'on a reçu la commande de ballast?» demande un Bernard poivre et sel, désignant le petit gravier qu'on étend sous les voies. «Pas encore, mais viens voir le nouveau dépanneur que j'ai acheté pour la gare St-Charles», répond Yves. Derrière lui, Denis inspecte la maquette, ses lunettes juchées sur le bout du nez. Tony se rend à l'atelier faire l'inventaire du matériel.

Une page d'histoire

Le Club a vu le jour au milieu du XXe siècle. À l'époque, quelques amis habitaient près du parc Lafontaine et s'amusaient à faire tourner des petits avions à essence au bout d'une corde. Les télécommandes tenaient encore de la science-fiction. Une corde s'est brisée et l'avion a percuté un motocycliste. La ville a fait voter des lois et l'activité a été interdite. Ainsi, les hommes ont dû se trouver un nouveau passe-temps.

C'est à ce moment que l'Association des modélistes ferroviaires de Montréal a été fondée, dans le sous-sol de l'un des anciens pilotes d'avions en laisse. Les nouveaux membres ont vite afflué : parmi eux, de nombreux immigrants. Après être arrivés par bateau, ces derniers dénichaient un emploi, une chambre, et se hâtaient de trouver un moyen de se désennuyer. «À l'origine, c'était comme une petite Société des Nations», remarque Denis Guérin, l'historien du groupe. Des cinq membres fondateurs, le Club a soudainement grimpé à une dizaine de têtes, puis une vingtaine, et a bientôt mérité son titre d'Association.

Polaroid d'une confrérie

Le groupe de notre époque est composé d'individus variés : du promoteur de boxe au mécanicien, en passant par toutes sortes d'ingénieurs. «Le Club, c'est une grosse famille rassemblée autour d'un jouet : le train», dit le président, Yves Cloutier. «On vient ici, on relaxe, on s'occupe des décors... C'est une soirée spéciale parce que nos femmes nous donnent la permission d'aller jouer dehors.» À l'instar des plus célèbres architectes du monde, les membres sont de véritables castors bricoleurs. Yves, qui a d'ailleurs reproduit le bureau où il travaille en modèle réduit, n'en démord pas. «Le réseau, c'est un ouvrage constant. Tu vois ici, il va falloir boiser un peu plus», dit-il en montrant une montagne de styromousse dénudée, qu'il surnomme affectueusement sa Tchernobyl. «On va devoir fabriquer au moins mille arbres. Et ça ne se fait pas tout seul!»

La communauté est scindée en deux types de personnalités distinctes. D'un côté, les trippeux de trains, et de l'autre, les maquettistes. Ces derniers sont surtout attirés par l'idée de reproduire les paysages et les bâtiments. C'est dans l'atelier du fond que se produit toute la magie. Les bâtisseurs s'y retrouvent et créent les éléments de la maquette. L'établi est rempli de peinture en aérosol, de plaques de polystyrène, de bobines de fil et d'objets divers. «Certaines parties du décor datent des années cinquante», explique Bernard Carez, ferrophile et comédien professionnel. «Au début du Club, les membres fabriquaient des immeubles en carton avec un souci de réalisme incroyable. L'intérieur était détaillé, ils dessinaient chaque brique, un travail de fous! Aujourd'hui, on en fabrique encore, mais on achète souvent des kits tout faits en plastique.»

Photo: Claudine Sauvé, Urbania

Un réseau moderne

À ses débuts, le réseau aurait fait bonne figure sous un arbre de Noël. Une voie unique, tout juste capable de tourner en rond. Aujourd'hui, il est aussi complexe que certaines des gares les plus fréquentées du monde, avec ses cours de triages, ses plates-formes rotatives et ses centaines d'aiguillages. «Tous les rails sont électrifiés et connectés ensemble», dit Tony, l'électricien du Club. Pour faire avancer leur convoi, les «conducteurs» manipulent une télécommande qui reconnaît la puce électronique implantée dans la locomotive. Ils n'ont donc qu'à installer leur joujou d'une centaine de dollars sur le chemin de fer, brancher leur manette, et le tour est joué.

Le dimanche, ces prouesses technologiques permettent aux membres de recréer de titanesques «opérations» ferroviaires. Par exemple, il peut s'agir de la livraison d'un chargement explosif, pour laquelle toutes les précautions doivent être prises. Dans un cas comme celui-là, il est convenu que le convoi est à risque, et tous se prennent au jeu. Certains s'occupent des aiguillages, d'autres veillent à ce que la route soit libre, quelques-uns restent là à observer et à craindre le pire. Le conducteur a intérêt à s'appliquer et à agir avec prudence, s'il ne veut pas être responsable d'une effroyable catastrophe fictive. Ces procédures sont orchestrées par de véritables employés du CN, qui synchronisent les départs et les arrivées à l'aide de leur radio. «C'est du sérieux», rappelle le président. « Il peut y avoir une dizaine de trains qui circulent en même temps; on se marche sur les pieds. »

Dès qu'un train se déplace sur le réseau, le reste du monde n'existe plus. Les gars deviennent obnubilés par cet objet métallique qui glisse devant eux. Le klaxon, les clochettes, les freins, jusqu'au choc de la locomotive qui s'attache aux wagons; tout est identique.

Mais la fin de la récréation pourrait bientôt sonner. Ces grands enfants devront peut-être alors refermer leur coffre à jouets. Les locaux que le CN leur loue à petit prix passeront bientôt aux mains du Dépotium, leur voisin de palier. «C'est écrit sur le bail. En 2012, ils pourront prendre possession des lieux», explique Yves. Il leur sera difficile de retrouver une telle salle de jeu pour chérir leurs ambitions. Mais ces éternels gamins en ont vu d'autres, et ils savent d'expérience que lorsque la cour d'école est fermée, il reste toujours la ruelle.

Photo: Claudine Sauvé, Urbania