Deux gars qui partent à l'aventure sur les routes de Californie, voilà l'histoire de Sideways, le film acclamépar la critique en 2004. En le voyant, je me suis mise à penser à On the Road, le livre de Jack Kerouac qui est selon moi le road trip absolu. Dans ce classique de la littérature américaine, on traverse le continent entre New York et San Francisco avec Sal et Dean, on sent les vapeurs de gazoline à plein nez, on goûte toutes les subtiles différences des tartes aux pommes aux cafés des stations-ser vice, on ressent même la vibration de la voiture sur les routes cahoteuses. Ça faisait des années que je l'avais lu et je me suis rendu compte que le temps était venu de le revisiter.

Le timing était parfait. Je partais moi-même sur la route avec une amie qui devait se rendre à Boston pour le travail. «Whooee! Here we go!». Le cri de Dean résonnait dans ma tête alors que je commençais la lecture, affalée dans le siège du passager, au lieu de déchiffrer des cartes routières-avec le système gps il suffit de suivre la petite flèche sur l'écran illuminé et d'écouter la voix robotique : Continue straight for 87 miles. Et nous filions vers l'aventure...jusqu'à la frontière, où le douanier nous a interrogées avant de fouiller la voiture : «30 millions de personnes entrent aux États-Unis chaque année et 6 millions ne partent pas. Comment est-ce que je sais que vous n'allez pas vous installer aux États-Unis pour travailler ? J'ai de la difficulté à croire que vous allez visiter Boston toute seule, me dit-il, c'est trop dangereux pour une femme.»Malgré mes explications, il était impensable pour lui que je visite Boston par moi-même. Kerouac ne parlait jamais de telles expériences. Bien sûr que Dean et lui ont eu leur dose de problèmes avec la police, mais ils avaient volé des voitures, eux. Soudainement, tout devenait clair pour moi, comme une étoile solitaire au-dessus d'une route du Nebraska : un road trip, ça reste dans le domaine masculin. Partir à l'aventure sans but précis demeure une activité de gars, même aujourd'hui. Les filles sont toujours plus pognées, géographiquement comme socialement. La littérature et le cinéma en font d'ailleurs la preuve. Au cinéma, il y a Sideways et The Motor cycle Diaries ; en littérature il y a On the Road, The Music of Change de Paul Auster, ainsi que Chercher le vent de Guillaume Vigneault et Volkswagen Blues de Jacques Poulin. Ce sont tous des voyages de gars. Des aventures de filles ? On n'a que Thelma and Louise... et on sait tous comment leur voyage s'est terminé. «Le but d'un road trip, m'a confié un ami, c'est de changer d'identité. On devient ce qu'on veut sur la route.» Je suis d'accord.

Le voyage c'est l'individualisme extrême. Don Quichote, le protagoniste du premier roman de tous les temps, en est l'exemple parfait. En traversant la campagne espagnole, le héros de Cervantes se transforme de pauvre fou en chevalier errant. Nous, les filles, n'avons pas ce privilège de voyager libres comme le vent, de changer si facilement d'iden tité. L'attitude du douanier le prouve, et la mort de Thelma et Louise également.

Tout comme en littérature et au cinéma, je pense qu'il y a moins de filles que de gars qui, dans la vraie vie, partent en road trip. Tous mes amis l'ont fait, mais pas toutes mes amies. Pour les gars, les road trips sont devenus presque un rite de passage ; quand ils n'en font pas, ils en rêvent. En lisant la fin d'On the Road dans un café sur la rue Saint- Denis, j'ai été interrompue par le serveur. Il s'est mis à me racon ter que le livre l'avait inspiré à faire son premier road trip en Caroline du Sud, avec une copine (c'est elle qui conduisait, lui n'a jamais eu de permis de conduire). Et s'il continue régulièrement de faire des road trips, c'est parce qu'ils nettoient son âme, m'a-t-il avoué. Mon ami Robert est de loin le plus extrême road-tripper que je connaisse. Il est cuisinier et il voyage sans cesse pour découvrir de nouvelles saveurs. Depuis des années, il passe presque toute sa vie sur la route, vendant des centaines de kilos de saumon fumé par-ci, transportant des variétés peu connues de pommes de terre par-là. Un jour, il m'a raconté l'histoire de son voyage de route dans le nord de la France. «J'ai fait de l'auto-stop jusqu'à Rouen parce que je voulais goûter la spécialité locale : le canard à la façon de Rouen. Le canard est mis dans le four puis, juste avant que la cuisson soit terminée, il est coupé en morceaux. Ceux-ci sont ensuite déposés dans une sauce faite de la graisse et du sang du canard, et la cuisson est complétée comme ça, tout doucement. J'avais tellement envie de goûter ce plat-là ! Mais c'est une spécialité qui coûte assez cher et j'avais des moyens très limités. Je suis donc entré dans un bar pour réfléchir à ce que je pourrais faire pour m'en procurer. Là, j'ai rencontré un marin suédois qui avait déjà assez bu et qui était plutôt perdu. On a commencé à parler et je lui ai expliqué pourquoi j'étais là. En m'écoutant lui raconter chaque détail de la cuisson du mets, il est devenu tout excité. Il m'a saisi par le bras et m'a supplié de l'amener à un restaurant où on faisait honneur à cette recette. Il serait ravi de m'inviter à souper. Voilà comment j'ai mangé le canard à la façon de Rouen. C'était délectable. Et ce soir-là, j'ai dormi sur son navire après lui avoir promis que je ne tenterais pas de fucky-fucky.»

Devenir anonyme de temps en temps, les filles en ont autant besoin que les gars. C'est en vagabondant loin de toutes les distractions et niaiseries de la vie quotidienne que l'on découvre qui on est vraiment. C'est dans ces moments, quand la terre et le temps nous présentent quelque chose d'inconnu que nous devenons plus conscientes de nous-mêmes. Soudainement, nous avons alors des histoires à raconter. Peut-être existe-t-il des dan gers, des risques, mais c'est ça la vie. Heureusement, il y a quand même des filles qui font des road trips malgré les dangers-ceux qui sont réels et surtout, ceux qui sont inventés par des douaniers. J'ai même une amie qui a choisi d'habiter pendant des années dans sa voiture sur l'île de Vancouver (à vrai dire, je ne le savais pas jusqu'au moment où j'ai vu les sacs d'épicerie sur la banquette arrière). On a fait du camping sur de magnifiques plages cachées. Elle m'a inspirée. Chaque été, ma soeur et moi partons voyager sans but à travers les Prairies.

On a vu Head-Smashed-In-Buffalo-Jump, les Badlands pleins de fossiles de l'albertosaurus, les hoodoos à côté de la frontière saskatchewanaise. J'ai plein d'histoires à raconter... Une autre fois peut-être ; j'ai déjà assez vagabondé pour aujourd'hui. Les gars, souvenez-vous si vous devenez douanier : laissez passer les filles. Comme sur les plages de l'île de Vancouver, dans les prairies de l'Alberta ou dans les pubs de Boston, j'ai appris un peu plus qui j'étais ; j'ai découvert une autre histoire à raconter. Parce que ce n'est pas en restant immobile qu'on se trouve, c'est en bougeant. La vie, c'est là-bas. C'est aussi ici, mais ça, on ne s'en aperçoit qu'en revenant.