Tu peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l'univers. Tu peux voyager à en détruire tes roulettes de valise, à en retrousser tes coins de passeport. Tu peux avoir goûté tous les sandwichs de machines d'aéroport, trouver normal que plus de douaniers que de filles t'aient vu tout nu.

Tu peux t'être fait prendre en photo en train de retenir la tour de Pise, en train de pisser sur la muraille de Chine. Tu peux être vacciné contre tous les maux de la terre, avoir visité une ferme dans les derniers 23 jours. Tu peux avoir baisé des filles dans 748 villes, avoir frenché un gars à Memphis. Tu peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l'univers. Mais c'est pas tellement important. Ce qui compte, c'est où t'arrêtes.Je suis né à Montréal.

Mais l'endroit où on naît, ça non plus c'est pas tellement important. Quand on naît, on a autre chose à faire que de s'en soucier. Respirer, d'abord. Puis vivre. Ce genre de choses, respirer, vivre, qu'on peut faire n'importe où. Sauf dans l'espace, mettons.

Il se trouve que moi, c'est à Montréal que je faisais ça. Et c'est là que j'ai continué à le faire pour les trente-quelques années qui ont suivi. C'était en masse pour apprendre à l'aimer, ma ville. Et à la détester.

Aimer sa rue Wilderton, parce que je pouvais y mettre des petites autos Hot Wheels en plein milieu et les regarder se faire aplatir par les vraies voitures qui passaient. Détester sa rue de la Brunante, parce que quand tu sors d'une entrée en vélo sur cette rue-là et que tu regardes pas pantoute où tu vas, il y a une Volvo qui te rentre dedans.

Aimer son chemin Côte-Sainte-Catherine vers le nord-est, à force d'y marcher pour rentrer chez moi après l'école. Détester son chemin Côte-Sainte-Catherine vers le sud-ouest, à force d'y marcher le matin pour me rendre à l'école.

Aimer son Orange Julep, avec plus de graisse que de frites et deux pogos mangés dans l'auto. Détester son Lafleur, avec son ti-monsieur qui se crosse à côté de moi devant les urinoirs.

Aimer son Rose Bowl, pour les parties de bowling saoul en pleine nuit avec les chums. Détester ses taxis aux suspensions finies, qui font vomir sur le chemin du retour.

Aimer ses Canadiens de 1986. Détester ses Canadiens de l'an passé. Aimer son parc Joyce, parce que c'est là que je suis tombé en amour pour la première fois. Détester son parc Lafontaine, parce que c'est là que j'ai laissé ma blonde la semaine passée.

Aimer Montréal pour ce qu'elle est, la détester pour ce qu'elle n'est pas. C'est comme ça, ma vie. Amour-haine pour une ville, parce qu'il faut que tout soit compliqué. Et 33 ans plus tard, après cent mille moments dans Montréal, cent mille moments uniques gravés dans ma petite tête, des beaux et des laids, des doux et des durs, je la trouve parfaitement imparfaite, ma ville. Assez propre pour qu'on en soit fiers, mais assez sale pour qu'on ne se sente pas mal de jeter sa gomme par terre. Assez dangereuse pour ne pas être plate, mais assez safe pour que tout le monde fasse confiance à tout le monde. Avec ses coins superbes, avec ses trous grisâtres. Avec sa montagne, avec son autoroute Décarie. Avec ses gens de partout qui l'illuminent, avec ses épais partout qui l'éteignent. Avec sa vie nocturne boumboum, avec ma vie nocturne zzzzzzzz-éveillé.

Parfaitement imparfaite.

Tu peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l'univers. Découvrir les beautés et les laideurs de chacune, les travers et les charmes, les gars et les filles. Aimer une ville, prendre l'avion et détester la suivante. Rester huit ans à Rome, un jour à Sorel. Dix ans à Toronto, une fin de semaine à Reykjavík. Tourner à en perdre l'équilibre, voler à en avoir le vertige.

Tu peux passer ta vie à bouger, l'important c'est où tu t'arrêtes. Tu peux vivre dans toutes les villes de la terre, l'important c'est la ville où tu meurs. Moi je veux mourir à Montréal.