Gare aux stéréotypes, mon enfant. Dans la vie: lis. Questionne. Ne sois pas gentille. Mais forte. Surtout: fidèle à toi-même. Après nous avoir convaincus qu'il fallait «tous être féministes», voilà que Chimamanda Ngozi Adichie en remet, cette fois avec un manifeste sur l'art d'élever sa fille en féministe. Le tout en 15 idées.

Une amie d'enfance lui a un jour écrit pour lui demander de l'aide: comment élever ma fille pour en faire une féministe? Il n'en fallait pas plus pour inspirer l'auteure nigériane et féministe de l'heure, Chimamanda Ngozi Adichie, laquelle vient de publier sa réponse, sous la forme d'un véritable petit manifeste, tout récemment traduit en français: Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe.

Fait plutôt rare pour un ouvrage du genre: lors du lancement, l'auteure a été accueillie comme une rock star, soulignait récemment le New York Times, citant au passage son éditeur chez Knopf, qui a dit: «Je n'ai jamais rien vu de pareil, pourtant j'ai publié des auteurs très populaires!».

Ce qu'il faut savoir, c'est que non seulement Chimamanda Ngozi Adichie est célébrée par le monde littéraire (on ne compte plus les prix reçus pour ses romans), mais en prime par la culture pop. Son Ted Talk «We Should All be Feminists» a été repris par Beyoncé dans sa chanson Flawless, et son visage est aussi bien connu dans le monde de la mode (elle est l'égérie de Boots N07, une marque de maquillage).

Paradoxal? Pas du tout. Mais résolument de son temps. Les médias se plaisent d'ailleurs à rapporter qu'en présentant l'auteure britannique Zadie Smith, Chimamanda Ngozi Adichie a déclaré qu'il était important pour les femmes « brillantes » de montrer qu'elles peuvent aussi être de super pétards («I think it's really important that brilliant women step out there and be hot babes»).

Côté philosophie, son ton sympathique, quoique déterminé, son franc-parler truffé d'exemples concrets et ses idées modernes et engagées teintées d'humour ne sont certainement pas étrangers à son succès. Et c'est tant mieux. Parce que ses idées sur l'éducation des jeunes filles, alors qu'elle est elle-même une jeune maman, ne sont pas à prendre à la légère. Il y a en effet «urgence», écrit-elle.

Les 15 suggestions

Voici, en résumé (vous nous pardonnerez plusieurs raccourcis), les idées de Chimamanda Ngozi Adichie, écrites au «tu», en guise de réponse à son amie.

1. Sur la maternité 

Sois une personne à part entière, écrit-elle, en ne te définissant jamais uniquement comme une mère. Parce que non, la maternité n'exclut pas le travail, et vice-versa. Ne l'oublie pas. Au passage, n'oublie pas non plus de prendre du temps pour toi.

2. Sur la paternité 

Si materner est un verbe, paterner l'est tout autant. Qu'on se le dise.

3. Sur les rôles traditionnels

Gare aux expressions lourdes de sens comme « parce que tu es une fille », dit-elle. Apprends à ton enfant à être autosuffisante, débrouillarde, autonome. « Achète-lui des blocs et des trains. Et des poupées, si tu y tiens. »

4. Sur le féminisme « lite » 

Rejette l'idée d'être féministe à temps partiel, selon certaines conditions. On est pour l'égalité ou pas.

5. Sur les livres

Fais lire ta fille. Pas seulement des livres scolaires. Des livres pour comprendre et refaire le monde. Des biographies, des romans, des livres d'histoire, aussi.

6. Sur les mots

Apprends à ta fille à s'interroger sur la langue, souvent pleine de préjugés, croyances et stéréotypes. Une amie refuse d'appeler sa fille sa « princesse », parce que l'expression est trop chargée symboliquement. Elle préfère : mon ange ou mon étoile.

7. Sur le mariage 

Ne présente plus le mariage comme un but à atteindre. On n'élève pas un garçon en rêvant à son mariage. Alors pourquoi une fille ?

8. Sur l'amabilité 

N'élève pas ta fille en lui disant qu'elle doit être aimée ou aimable, mais plutôt honnête, franche et fidèle à elle-même. Éduque-la à être bonne et brave, et surtout à dire tout haut ce qu'elle pense. Même si ça dérange.

9. Sur son identité 

Raconte-lui son histoire, son passé, ses ancêtres, pour qu'elle soit fière de qui elle est et d'où elle vient.

10. Sur l'apparence

Parle-lui-en volontairement. Si elle aime se maquiller, qu'elle se maquille. La mode ? Qu'elle s'habille. Élever une féministe, ce n'est pas rejeter sa féminité. N'associe jamais apparence et moralité, mais pense toujours à lui présenter des modèles variés, pluriels et alternatifs.

11. Sur la biologie 

Enseigne-lui à remettre en question les explications soi-disant « biologiques » pour expliquer les normes sociales. On justifie trop souvent les privilèges accordés aux hommes en prétextant leur supériorité physique.

12. Sur la sexualité 

Aborde la question tôt. Dis-lui que son corps lui appartient. Qu'elle ne devrait jamais consentir à quelque chose qui ne lui convient pas. N'associe jamais sexualité et honte, ni nudité ou biologie féminine et honte. À ce sujet : pourquoi les femmes ont-elles encore honte de leurs menstruations ?

13. Sur l'amour 

Tiens-toi au courant de ses amours. Donne-lui les mots pour en parler. Enseigne-lui qu'en amour on donne, mais qu'on doit recevoir, aussi.

14. Sur l'oppression

Ne fais pas des femmes victimes d'oppression des saintes. Les femmes ne sont pas moralement supérieures aux hommes. Il y a des femmes misogynes, et il y a aussi des hommes qui ne le sont pas.

15. Sur la différence 

Parle-lui-en. Montre-lui que la différence est normale. Ordinaire. Qu'elle fait partie du monde. C'est une leçon qui lui servira pour la vie.

PHOTO ANGELA WEISS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Non seulement Chimamanda Ngozi Adichie est-elle célébrée par le monde littéraire, mais en prime, elle l'est aussi par la culture pop.

Réactions au manifeste

Quatre féministes québécoises ont accepté de réagir pour nous aux suggestions proposées.

L'intérêt de l'exercice?

Tout le monde s'entend: tous les parents veulent «le meilleur» pour leur enfant, sans trop savoir par où commencer. «Ce qui me réjouit, c'est que je remarque que pour de plus en plus de parents, des valeurs féministes comme l'égalité font partie de "ce meilleur"», note l'auteure et chroniqueuse Marianne Prairie. Un bémol tout de même: «il aurait été bien que ce livre ne soit pas seulement consacré à l'éducation des filles. Les garçons doivent également être informés, fait valoir Léa Clermont-Dion, étudiante au doctorat en sciences politiques. Quoi qu'il en soit, il est fondamental d'éduquer le plus tôt possible les enfants aux inégalités sexuelles et raciales».

La suggestion la plus intéressante?

Pour Véronique Grenier, philosophe et blogueuse, c'est la question de la langue qui prime. « Les mots ne sont pas "que des mots", dit-elle. Une petite fille n'a pas à être "daddy's little girl" [...], elle n'a pas à être, de par son genre, ni la possession originelle de quelqu'un ni la fragilité et la vulnérabilité incarnées.» L'auteure Martine Delvaux préfère quant à elle la question de la biologie. «Simone de Beauvoir disait: on ne naît pas femme, on le devient, souligne-t-elle. Il s'agit de défaire le système qui opposent hommes et femmes comme s'ils et elles étaient intrinsèquement différents.» Léa Clermont-Dion préconise la question de la sexualité, la plus «concrète» et «parlante» à son avis. Quant à Marianne Prairie, elle se félicite de la 4e: «Être féministe juste quand ça nous arrange, ce n'est pas une position valable à mes yeux.»

La plus originale?

Pour Marianne Prairie, c'est la question de l'apparence qui détonne ici le plus, en présentant «la féminité comme un lieu d'exploration, de liberté et de plaisir. Le vrai danger, dit-elle, c'est quand on tente de restreindre ce à quoi une femme devrait avoir l'air à quelques normes». Martine Delvaux apprécie quant à elle la proposition de l'amour «dans les deux sens» parce que «les femmes sont en général élevées dans l'apprentissage du don, du "care", dans le sacrifice et l'oubli de soi». Pour Véronique Grenier, enfin, le fait d'inclure l'oppression permet ici aux parents de considérer «l'aspect politique et social de l'éducation».

Celle dont on pourrait se passer?

À différents degrés, elles ont toutes leur importance, répondent-elles. La question de l'oppression manque toutefois de nuance, croit Léa Clermont-Dion. Même son de cloche de la part de Martine Delvaux, qui craint qu'en précisant qu'il ne faut pas dresser les femmes en «saintes», on «apporte de l'eau au moulin de l'antiféminisme», dit-elle. «Comme si le féminisme avait nécessairement comme écueil de victimiser et/ou de sanctifier les femmes. Ce qui est faux.»

Celle qui manque?

«Érige et cultive tes limites, répond la philosophe Véronique Grenier. Et si on les écrase, tes limites, sache que tu auras alors le plein droit d'être en colère et de crier sans être une hystérique pour autant. La colère est légitime.» Pour Marianne Prairie, le manque est plutôt du côté de «l'amitié ou la solidarité entre femmes. Parce que seule, on ne va pas aussi loin et que c'est bien moins le fun». Martine Delvaux souligne quant à elle la question d'«où on se trouve sur l'échiquier social. Le féminisme a à voir avec la conscience de la place qu'on occupe», dit-elle. Pour Léa Clermont-Dion, il aurait été intéressant de parler davantage de violence.

Quelle différence peuvent-elles faire?

Tout! «L'éducation est fondamentale pour la construction d'un monde plus égalitaire», résume Léa Clermont-Dion. «Si on les appliquait, enchaîne Martine Delvaux, les filles seraient amenées à avoir une autre image d'elles-mêmes. Elles sauraient qu'elles ont le droit (même le devoir) de prendre leur place dans ce monde. Et les garçons [...] apprendraient peut-être à en prendre un peu moins, au sens où ils sauraient que la place ne leur revient pas d'emblée.» En un mot, ajoute Véronique Grenier: «Ces règles impliquent que le modèle traditionnel éclate, qu'on s'assure dès la petite enfance un travail sur l'égalité, l'image positive de soi, l'image politique de soi.» Marianne Prairie ne le cache pas, elle «souhaiterai[t] que toute une génération reçoive ce type d'éducation égalitaire pour voir des changements en profondeur dans la société».

photo fournie par Gallimard

Chimamanda Ngozi Adichie, Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe, Gallimard, 84 pages.