Le temps des Fêtes a ouvert une fenêtre annuelle sur la musique et la danse traditionnelles québécoises. Mais le trad, c'est bien plus que la Veillée de l'avant-veille. Portraits de passionnés pour qui vivre et faire partager les traditions se font à l'année.

Garder le patrimoine en vie

Le 17 décembre, plus de 200 personnes étaient réunies pour la Veillée de Noël d'EspaceTrad, un rituel festif qui se répète chaque année depuis 35 ans dans une grande salle du boulevard Saint-Joseph, à Montréal. À voir les sourires et la bonne humeur contagieuse qui s'en dégageait, on a peine à croire que le milieu des arts traditionnels est tenu à bout de bras par une poignée d'irréductibles.

Gilles Garant, le président d'EspaceTrad et de la Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise, était assis un peu à l'écart, ralenti par un gros rhume. Mais il n'était pas question pour lui de rater la Veillée de Noël. « On a un peu réinventé la cuisine, nous a-t-il expliqué. On récrée depuis 35 ans ce qui se passait auparavant dans les familles. »

La Veillée de Noël et celle du jour de l'An, qui a eu lieu au même endroit le 7 janvier, sont quelques-unes des activités organisées pour maintenir le patrimoine vivant. « Il faut créer l'adhésion », a soutenu M. Garant.

« C'est à la fois un loisir et une manifestation culturelle ; tu deviens un acteur de ta propre culture. »

- Gilles Garant, président d'EspaceTrad et de la Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise

L'organisme redouble d'efforts pour mener à bien sa mission : les Veillées du Plateau reprendront le 21 janvier dans leur formule mensuelle, une variété de cours continuent d'être offerts à l'École des arts de la veillée, le stage annuel Danse-Neige sera encore une fois offert à l'occasion de la relâche scolaire, tandis que les Causeries d'Espacetrad sont ouvertes au public tous les mois jusqu'au printemps. Et c'est sans compter le festival de films Bobines et Bottines, organisé en mai, de même que La Grande Rencontre 2017, qui fête en septembre ses 25 ans.

Le milieu du trad est manifestement dynamique, mais son message peine à prendre le large. « Si je regarde autour de moi, dans mon domaine, je me dis que c'est clair que la musique traditionnelle ne mourra pas, nous a dit Bruno Breault, directeur artistique des Petits Pas Jacadiens, troupe de danse établie à Joliette depuis 1975. Mais quand on regarde le portrait global, il y a combien de vidéos de gigue sur YouTube par rapport à ceux de filles qui font du twerk ? »

ART MARGINALISÉ

La danse et la musique traditionnelles n'ont pas beaucoup plus de résonance auprès des autorités gouvernementales. Dans sa plus récente étude, le Conseil québécois du patrimoine vivant constate qu'en 2013-2014, le Conseil des arts et des lettres du Québec a versé seulement 1 % de son enveloppe consacrée à la danse - un peu plus de 12,5 millions de dollars - aux initiatives liées à la danse traditionnelle québécoise. Cette forme d'art ne figure par ailleurs pas dans la description des cours de danse des établissements d'enseignement public de niveau secondaire.

Pire, le ministère de la Culture et des Communications a supprimé tous les appuis financiers au fonctionnement des organismes en patrimoine immatériel, parmi lesquels figurent depuis mars 2015 les veillées de danse traditionnelle. Bref, les principaux organes culturels qui organisent ou soutiennent des veillées de danse se retrouveront bientôt sans soutien public.

« J'ai bien peur que la danse traditionnelle ne devienne une relique historique, s'est désolé Bruno Breault. Il faut ramener les plus jeunes, leur montrer que la danse trad, c'est très social, c'est festif, que ça crée un effet de communauté et de communion et que ça facilite les rapprochements. Les jeunes, quand on réussit à les attirer, on voit que ça les anime.

« On le voit aussi quand on se compare aux autres folklores, a-t-il poursuivi. Par exemple, les danseurs russes font leur numéro, c'est très impressionnant, mais ça n'a pas le même esprit que nous autres ; nous, le party pogne, et cette fête-là, c'est typiquement québécois ! »

Le musicien: happé par la musique trad

Francis Désilets, 41 ans

Troubadour à l'Auberge du Dragon rouge, animateur scolaire et pour entreprises, conteur

DEPUIS QUAND ?

« C'était en 1998, par pur hasard parce que ma famille n'est pas dans le trad du tout. Je travaillais à l'époque comme historien au Village québécois d'antan de Drummondville. J'avais à gérer l'équipe de musiciens, et je me suis dit : "Wow, c'est le fun, ça !" L'un d'eux m'a alors suggéré de former un groupe pour un spectacle du jour de l'An à Tadoussac. J'avais fait de la musique au secondaire ; quand je me suis mis à taper du pied, c'est venu assez naturellement. J'ai eu la piqûre ! »

POURQUOI ?

« La vie nous fait parfois des jambettes, mais aussi de beaux sourires ! J'ai pu faire de la musique sans même me décider. Oui, j'ai une prédisposition pour le folklore, l'histoire de la Nouvelle-France me passionne. Mais quand je suis tombé dans la musique trad, ça m'a happé, c'est arrivé comme un coup de foudre. C'est une science du peuple, transmise de bouche à oreille ; il y a quelque chose qui m'a séduit dans les thèmes du quotidien humain. »

LA TRADITION

« Je ne me vois absolument pas comme un gardien des valeurs et des traditions. Passeur de mémoire, je peux m'identifier à ça. Mais sans jamais pousser ça dans l'oreille et la tête des gens. Il ne faut pas gâcher le plaisir, je n'aime pas ça. Il n'y a rien que je trouve pire que quelqu'un qui fait la morale... »

LE MÉTISSAGE

« S'il y a quelque chose que j'aime bien, c'est de ne pas me cloisonner. J'aime que le trad se souvienne qu'il y a d'autres musiques. Quand on se regarde trop juste nous autres, c'est moins bon. Ce qui est peut-être le plus riche pour le trad, c'est de travailler avec d'autres. »

LE TEMPS DES FÊTES

« On profite d'une fenêtre plus large dans la période des Fêtes, on est présents sur plusieurs plateformes. Mais je rêve du jour où un journaliste va m'appeler le 2 août pour qu'on en parle. Il y a des groupes qui rayonnent aujourd'hui à l'échelle mondiale, ils vont chanter partout pendant toute l'année. Les gens vont s'apercevoir que tout ça a sa raison d'être en dehors du grand bal du temps des Fêtes. »

L'AVENIR

« Sans dire que c'est le paradis aujourd'hui, je pense qu'on était plus dans la noirceur il y a 15 ans. Il y a des groupes qui réussissent à franchir le cliché du temps des Fêtes, tout ça fait qu'il y a des portes qui se sont ouvertes. Je le remarque aussi quand je vais dans les écoles ; les jeunes n'ont pas été formatés, ils n'ont pas d'idées préconçues. Je vois leur sourire quand on chante ensemble, t'as pas idée. Et le soir venu, ils vont en parler à leurs parents. J'entrevois donc l'avenir de façon positive, on a parcouru un bout de chemin, je me sens bien là-dedans. »

PHOTO SIMON GIROUX, LA PRESSE

Francis Désilets

Le calleur: initiateur de contact humain

Donald Dubuc, 45 ans

Animateur jeunesse, calleur et conteur

DEPUIS QUAND ?

« En 1997, je savais que je voulais voyager, et une belle façon de partager quand on est à l'étranger, c'est la musique. Je cherchais donc un instrument facilement transportable, et je suis tombé sur la flûte irlandaise. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à jouer dans les sessions de musique traditionnelle du pub McKibbin's, au centre-ville de Montréal. À un moment donné, on a tassé les tables et les chaises pour danser un set carré. J'ai adoré ! »

POURQUOI ?

« J'ai trouvé ça tellement puissant comme contact humain que j'ai décidé de m'embarquer comme calleur. Quand j'ai voulu en savoir plus, je me suis tourné vers EspaceTrad ; en fait, s'il n'y avait pas eu cet organisme-là, ça n'aurait pas été bien plus loin. Je me suis donc inscrit à des cours de danse traditionnelle et de percussions, après quoi j'ai commencé à organiser des veillées dans ma famille. Plus tard, j'ai suivi un cours de call avec Gérard Morin, qui officiait aux veillées de Noël organisées par Espace Trad sur le Plateau Mont-Royal. Ça fait à peu près six ans que je calle des Veillées du Plateau, dont les trois dernières Veillées de Noël. »

LA TRADITION

« Mon approche du call est celle d'un animateur, je vois la danse comme une belle occasion d'être ensemble. Je suis moins intéressé à faire vivre une danse par tradition. Si les gens n'ont pas de plaisir à danser aujourd'hui, ils ne le feront pas. On garde donc du traditionnel ce qui touche l'essentiel, ce qui sert le but ultime de célébrer. Ce qui est important, c'est ce qui survit, ce qui se poursuit. La culture trad fait partie du panorama de la culture québécoise. Elle doit continuer à vivre pour qu'elle soit pertinente aujourd'hui. »

LES PRÉJUGÉS

« Tant que les gens ne l'ont pas vécu, il y a des préjugés et des conceptions qui nuisent à la danse traditionnelle. Mais quand ils ont l'occasion de la vivre, c'est autre chose, c'est comme un grand jeu au son de la musique. Les gens se touchent, se regardent, on swingue, on construit quelque chose le temps d'une danse. Et la job du calleur est de lancer une invitation, avec une main de fer dans un gant de velours ; pas de risque de se ridiculiser, l'humour embarque, les gens rient même s'ils se trompent. C'est tellement une belle façon de casser la glace et de ne pas se retrouver avec un party ennuyant autour de la télé... »

LE MÉTISSAGE

« Comme dans tous les milieux, il y a des gens qui sont ancrés dans la tradition et d'autres qui l'amènent ailleurs. Je crois qu'il y a un intérêt à innover et à garder la tradition vivante. Quand tu la mets sous une cloche, elle ne respire plus et ça crée un obstacle. On le voit aussi quand on danse avec de nouveaux arrivants, ils ont vraiment beaucoup de plaisir. Mais quelles occasions leur donne-t-on de connaître et de découvrir nos traditions ? Et comment accueillir d'autres cultures quand tu ne possèdes pas la tienne ? Ce n'est pas long de perdre sa culture ; pour qu'elle se maintienne, il faut que les gens la connaissent, il faut qu'il y ait des occasions de la vivre. »

L'AVENIR

« Le défi est d'amener le folklore là où ne le retrouve pas habituellement. Si on ne le fait pas, il n'y aura pas d'occasion de créer un premier contact. Pour moi, il faut aller dans les écoles, les partys de bureau, les festivals, les fêtes familiales, les anniversaires. À petite échelle, rendez service à un ami et amenez-le de force dans une veillée ; quand les gens vivent l'expérience, ils la comprennent. Aussi, il faudrait qu'un ou deux jeunes puissent apprendre à caller ; ça, ce serait exceptionnel. Il faut remettre cet art-là dans les mains du monde, et ça passe beaucoup par les jeunes et l'éducation. »

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO DE SIMON GIROUX, LA PRESSE

Donald Dubuc

La gigueuse: «Ça rassemble à tout coup»

Lise-Marie Riberdy, 26 ans

Gigueuse et violoniste, Les Petits Pas Jacadiens

DEPUIS QUAND ?

« La musique traditionnelle a toujours été présente dans ma famille, il y avait des veillées chez mon arrière-grand-père, j'ai vu des tantes et oncles en jouer. Après un petit black-out pendant l'enfance et jusqu'à l'âge de 15 ans, ma mère m'a demandé si je voulais danser avec les Petits Pas Jacadiens, à Joliette. À son grand étonnement, j'ai dit oui. »

POURQUOI ?

« Ce que j'aime dans la danse traditionnelle, c'est que c'est accessible, ce n'est pas comme du ballet classique où tu dois maîtriser des techniques poussées. Dans "folklore", il y a le mot folk ; c'est pour tout le monde, c'est festif, on ne s'en tanne jamais même si c'est répétitif. Pour moi, la danse a toujours été un loisir, même si j'ai intégré la troupe au départ pour faire des spectacles. Et comme je suis violoniste classique, je me suis aussi remise à faire de la musique traditionnelle. Mais je ne me considérerai jamais comme une violoneuse ; il faut s'y consacrer à fond, il me manquera toujours une petite coche pour être authentique à 100 %. »

LA TRADITION

« J'ai toujours aimé l'aspect qui est relié à mon héritage familial, à ce que j'avais entendu quand j'étais petite. Mais ça ne me rappelle pas seulement mes racines, c'est aussi très actuel. Ça peut rallier du monde de partout, des gens d'ailleurs sont capables de se joindre à la fête, c'est ça qui est beau. En fait, dans le rythme, ça peut se comparer aux raves, et ça rassemble à tout coup. »

LES PRÉJUGÉS

« Je pense que c'est simplement parce que ce n'est pas mis de l'avant actuellement. On voit aussi une ouverture certaine de la part des médias, mais c'est difficile d'abattre les préjugés. Mais quand j'amène mes amis dans des veillées, ils sont tout de suite accrochés. En fait, j'adore initier des gens qui n'ont aucune expérience, justement pour qu'ils comprennent ce qui se passait avant, qu'ils puissent savoir ce qui pouvait nous divertir avant les raves. »

LES RÉSEAUX SOCIAUX

« Il y a de plus en plus de grands groupes qui utilisent les réseaux sociaux. Mais le bouche-à-oreille est encore très important, parce qu'un ami va t'amener dans une veillée plus facilement que les réseaux sociaux. Si tu n'as pas un ami, c'est moins tentant. Quand tu arrives là et que tu ne connais personne, ça peut être gênant, c'est comme toute autre chose. Mais en même temps, les gens sont tellement gentils qu'il n'y a aucune raison de ne pas y aller. »

L'AVENIR

« Globalement, au Québec, le folklore est négligé parce que c'est du patrimoine vivant et qu'on ne peut pas l'évaluer sur le plan financier, contrairement au patrimoine matériel. C'est toujours un peu plus difficile de faire reconnaître le trad comme une forme d'art, mais c'est tout aussi valable. Quand c'est vivant, c'est relié aux gens et ça s'actualise. C'est sûr qu'il y a une relève, mais elle a besoin d'aide. Parmi les gens qui font du folklore, peu en vivent, ils ont besoin de soutien pour continuer, et c'est encore pire pour la danse. Oui, la relève est là, mais elle a besoin d'aide. Dans les veillées, y a plein de jeunes, je suis sûr qu'il y a de l'espoir, il faut juste que les gouvernements comprennent. »

PHOTO SIMON GIROUX, LA PRESSE

Lise-Marie Riberdy