Pourquoi ce n'est pas drôle, voir un enfant tomber
Un enfant tombe d'une balançoire, sur les fesses. La balançoire revient et le frappe dans le front. À la plage, un homme court et plonge dans une vague qui se retire abruptement. Il se retrouve le ventre sur le sable.
Drôle? Oui, selon les amateurs de vidéo de «fails» ou de ratages, en français. Sur YouTube, la compilation Best Fails of the Year 2016 (So Far), mise en ligne le 1er juillet, a été vue 7 millions de fois en une vingtaine de jours. C'est un exemple parmi des milliers d'autres. Ironiquement, les vidéos d'échec sont un succès (!) qui fait s'esclaffer les spectateurs partout - c'est du moins ce que laissent présumer les nombreuses langues (anglais, français, allemand, russe, etc.) entendues dans les clips.
Mais pendant que copains et collègues se tordent de rire à la vue d'une dame (en maillot de bain) qui déboule en quatre-roues dans un fossé, certains de leurs congénères se crispent et se sentent mal. Pourquoi? Trois experts avancent des hypothèses.
PHILIP JACKSON
Professeur de psychologie à l'Université Laval
Rire des vidéos de «fails», c'est peut-être «une réponse mixte entre la surprise et une forme d'amusement devant des changements soudains d'émotions», indique M. Jackson, spécialiste de l'empathie et de ses bases cérébrales.
Ceux qui ressentent de l'inconfort devant ces échecs sont évidemment empathiques, mais il y a plus. «L'empathie s'exprime au minimum via deux composantes bien distinctes», explique le professeur. La composante affective fait que nous ressentons automatiquement, jusqu'à un certain point, ce que l'autre ressent. La composante cognitive nous permet plutôt de nous mettre mentalement - et délibérément - dans la perspective de l'autre.
«Mon hypothèse serait que les gens chez qui la composante affective est dominante partagent le désagrément de la scène de manière plus intense.»
«Ces gens n'aimeraient pas ce type de vidéo. dit M. Jackson. Est-ce que le désagrément vécu concerne l'autre qui se fait mal, ou eux-mêmes face à ces émotions? Cela devrait faire l'objet d'une étude future.»
Évidemment, le contexte est important. «Je pense que si on savait que la conséquence d'une cabriole en vélo est la mort de l'acteur, peu de gens trouveraient ça drôle, souligne l'expert. Si on voyait une vidéo de notre propre enfant "se casser la gueule" sur un plongeon, on ne trouverait pas ça drôle non plus.»
DAVID CRÊTE
Professeur de marketing à l'École de gestion de l'Université du Québec à Trois-Rivières
«L'empathie est certainement en cause», corrobore M. Crête, qui s'intéresse aux médias sociaux et à la psychologie du divertissement. Mais l'hédonisme - soit la recherche du plaisir - est aussi un facteur qui explique qu'on rit ou pas devant la chute des autres, selon le professeur.
«L'hédoniste recherche des sensations. Du plaisir peut être ressenti à voir quelqu'un vivre une situation drôle, dangereuse, etc.»
«L'inconfort de l'un peut être le plaisir de l'autre.» Ou, comme le chantait Félix Leclerc, «le plaisir de l'un, c'est de voir l'autre se casser le cou», comme quoi YouTube et Drôles de vidéos n'ont rien inventé.
Ceux qui n'aiment pas ces vidéos «ont une réaction ou émotion plus négative et sont sans doute dans le "self-conscious"», avance M. Crête. Au lieu d'avoir une réaction hédoniste immédiate, comme l'excitation et la joie, ils sont tournés vers eux-mêmes et se demandent ce que les autres vont penser. «Dans ce cas, il y a un certain travail d'évaluation qui se fait, la réaction est moins spontanée, analyse le professeur. Ou encore, ce qui se passe dans la vidéo va peut-être à l'encontre de leurs valeurs, de leur éducation.»
SERGE SULTAN
Professeur au département de psychologie de l'Université de Montréal
«On pourrait se dire que ceux qui rient de ces situations sont moins tendres, ont moins de compassion pour la personne, reconnaît M. Sultan. Finalement... qu'elles sont moins empathiques. Mais il ne faut pas aller trop vite!»
«Rire de ces situations, c'est aussi avoir la capacité à se détacher des protagonistes, ne pas ruminer ou projeter sa propre vulnérabilité sur une situation.»
«En fait, à quel moment passe-t-on d'une vidéo comique à autre chose? Si je vois un enfant ou un adulte pleurer, vais-je en rire? Si je vois quelqu'un en douleur ou détresse? Non, la plupart d'entre nous vont se sentir mal à l'aise. Nous sommes des êtres sociaux et altruistes (seulement en partie, dommage!).»
On ne peut pas, donc, rire de tout. «En tout cas, nous ne sommes pas construits pour rire de tout, indique M. Sultan. Mais là où le bât blesse, c'est que la société nous éduque parfois d'une autre manière. Les normes sociales nous poussent à rire "comme les copains". Et de proche en proche, nous pourrions nous désensibiliser, nous rendre moins compassionnels, etc. Plutôt que de redevenir des bêtes sauvages, nous perdons en fait notre humanité...»