Peu connus et peu populaires au Canada, les concours de mémoire déplacent pourtant les foules ailleurs sur le globe. Des hommes et des femmes s'affrontent dans le cadre d'épreuves où l'on demande à leur cerveau d'accomplir des choses qui paraissent tout simplement impossibles. Incursion dans ce monde intrigant où s'entraîner à développer une mémoire exceptionnelle se traduit en nombre de jeux de cartes mémorisés ou en interminables séquences de chiffres récités.

Francis Blondin et Reuben Hosler se donnent rendez-vous quelques fois par mois, dans un petit cubicule d'une bibliothèque de Montréal, pour exercer leur cerveau. Ils se préparent à participer au Championnat canadien de mémoire qui aura lieu en juin dans la métropole. 

Jusqu'à maintenant, Francis Blondin n'a que deux compétitions à son actif. L'intérêt qu'entretient cet enseignant au secondaire pour la mémoire remonte a il y a six ans. « J'avais lu le livre The Brain That Changes Itself, qui parle de neuroplasticité et de comment le cerveau se modifie tout au long de la vie, explique-t-il. Ça m'a motivé à apprendre toutes sortes de trucs pour "entraîner" ma mémoire. » Il se rappelle avoir commencé par apprendre par coeur toutes les capitales du monde, sans véritable technique de mémorisation.

Cette technique reconnue permet de retenir une tonne d'information. Maintenant, Francis Blondin peut mémoriser une centaine de décimales en cinq minutes, un jeu de cartes en trois ou quatre minutes et réciter les 1000 premières décimales du nombre pi.

De son côté, Reuben Hosler, artiste de cirque et champion de mémoire du Québec en 2015, est particulièrement habile pour mémoriser l'ordre des cartes dans un jeu : « Ça fait maintenant six ans que je mémorise des jeux de cartes en utilisant les mêmes images de la méthode PAO, donc ça commence à être vraiment naturel pour moi. » Il est capable de mémoriser l'ordre des cartes dans un paquet de 52 cartes en 1 minute 58 secondes.

La méthode PAO

Il s'agit d'associer des personnes, des actions et des objets à des chiffres pour qu'au moment où l'on doit les mémoriser, on y voie une histoire plutôt qu'une séquence numérique. Si par exemple, le nombre 24 est associé à Elvis Presley, le nombre 45 à l'action de manger et que 78 est une raquette de tennis, la séquence 244 578 devient plutôt « Elvis mange une raquette de tennis ». Il est beaucoup plus facile de se souvenir du King attablé devant une raquette que des chiffres 2-4-5-5-7-8. Pour y arriver, il faut établir au préalable une liste de personnages, actions et objets et la mémoriser.

Les palais mentaux, ou palais de la mémoire

Se créer un palais de la mémoire consiste à établir un itinéraire truffé de scènes bizarres dans un lieu que l'on connaît bien. Prenons par exemple un déplacement du hall d'entrée à la cuisine, lorsque l'on rentre d'une journée au boulot. Sur le trajet que l'on fait dans notre tête, on place à des endroits précis des symboles qui renvoient aux choses à mémoriser. Puis, pour se les rappeler, il s'agit de parcourir mentalement le trajet du hall d'entrée à la cuisine en portant attention aux symboles qui ont été placés sur la route. Pour que ça fonctionne, il faut que ce soit des images fortes capables de marquer l'imaginaire. Plusieurs orateurs utilisent cette technique pour livrer des discours sans avoir recours à des notes.

Convertir l'information en images

« Mes 1000 premières décimales de pi, c'est une histoire dans la station de métro Berri-UQAM. Si je veux les réciter, je ferme mes yeux et je fais le parcours dans ma tête, je vois tous les personnages faire les actions, et je peux dire les chiffres. Les records en mémorisation proviennent de techniques similaires. C'est toujours une histoire, placée dans un lieu », raconte Francis Blondin. En fait, le plus difficile lorsque l'on décide d'exercer sa mémoire n'est pas nécessairement de retenir les éléments, mais plutôt d'aiguiser sa créativité pour arriver à créer ses histoires qui permettront de retenir chiffres, mots ou visages.

Un championnat discret

C'est sans tambour ni trompette que la cinquième édition des Championnats canadiens de la mémoire se prépare. Après la participation de seulement 14 concurrents l'an dernier, l'organisation espère attirer plus de gens pour cette compétition qui se tiendra à Montréal, le 2 juillet prochain.

Le faible taux de participation s'explique en partie par le fait que le sport est plutôt méconnu et que, visuellement, ce n'est pas très excitant. Les compétitions de mémoire se déroulent en silence. « Il y a aussi une croyance selon laquelle on naît avec une bonne ou une mauvaise mémoire. Bien des gens ignorent qu'il est possible de l'améliorer », souligne Simon Luisi, organisateur des Championnats canadiens, en tentant d'expliquer pourquoi si peu de gens participent aux concours de mémoire.

« La meilleure chose, c'est de venir à la compétition et d'y participer. Je ne serais pas surpris que des gens réussissent beaucoup mieux qu'ils ne le pensaient », lance M. Luisi.

Une façon d'exercer sa mémoire est de commencer par la mémorisation de mots aléatoires. « C'est une bonne discipline pour les débutants parce qu'il n'est pas nécessaire d'utiliser d'autres éléments déjà mémorisés, explique Simon Luisi. On peut y arriver en créant une histoire colorée ou encore en utilisant une route avec une image pour chaque mot. » Le spécialiste assure qu'avec le temps, la facilité à créer des liens visuels s'améliore grandement et que, de cette façon, on peut réaliser des choses surprenantes avec notre mémoire.

Simon Luisi s'intéresse à la mémoire et à ses fascinantes propriétés depuis 2007 et c'est en 2012 qu'il a décidé d'organiser les premiers championnats canadiens puisqu'aucun autre événement du genre n'existait au pays.

Mémoire de champion, meilleur cerveau?

Les participants aux épreuves de mémorisation s'entraînent. Au même titre que des athlètes sportifs. Mais est-ce que le fait de faire travailler sa mémoire au point de la rendre capable de retenir une séquence de centaines de chiffres peut aussi avoir un impact positif à long terme sur le cerveau ?

« Il faut savoir que le cerveau a la capacité de s'adapter à l'environnement. Le système est plastique et malléable. Il peut bouger et changer ses propriétés biologiques fondamentales en fonction de stimulus extérieurs », explique le Dr Judes Poirier, directeur de la recherche sur le vieillissement et la maladie d'Alzheimer à l'Institut Douglas, affilié à l'Université McGill. Il ajoute cependant que la génétique y est aussi pour quelque chose : « Selon le type de gènes hérités des parents, le cerveau est plus ou moins bien équipé à s'adapter ou non aux changements extérieurs. »

Deux types de mémoire

L'humain enregistre l'information dans sa mémoire à court terme et sa mémoire à long terme. C'est seulement si l'information doit être conservée plus longtemps qu'elle se déplace de l'hippocampe (court terme) au cortex (long terme).

« Des entraînements de mémoire à court terme ne contribuent pas à développer la mémoire à long terme. Par exemple, il a été démontré que stimuler la mémoire à court terme a très peu d'impact chez les gens atteints de la maladie d'Alzheimer. C'est seulement la consolidation à long terme qui implique des changements anatomiques où le neurone se transforme et crée de nouvelles connexions », relate le chercheur.

Travailler à long terme

Quel type d'exercice permet d'améliorer la mémoire à long terme ? En compétition, la méthode PAO (personne-action-objet) requiert que l'on stocke de l'information dans la mémoire à long terme pour ensuite l'utiliser dans un contexte à court terme, lorsque les participants doivent réciter une série de chiffres. On sollicite à ce moment la mémoire à long terme.

« Apprendre une pièce de théâtre, jouer à Génies en herbe ou au bridge sont d'autres exemples d'exercices pour la mémoire à long terme. Le cerveau, plus on le travaille, plus il va bien. C'est un réservoir qui a un grand potentiel d'absorption de connaissances et d'informations », explique le Dr Poirier en insistant aussi sur l'importance de combiner à tout exercice mental de l'exercice physique, dont l'impact positif sur le cerveau a déjà été établi.

Des mémoires sans limites

Même s'ils ne sont pas encore très populaires ici au Canada, les concours de mémoire sur le circuit mondial sont très courus. Le plus important, les World Memory Championships, est organisé chaque année depuis 1991 par le World Memory Sports Council (WMSC). Véritable marathon pour le cerveau, la compétition met en valeur les capacités phénoménales de mémoires bien exercées. La 24e édition du concours s'est tenue en Chine, en décembre dernier. Plus d'une douzaine de pays y participent chaque année. Dans de nombreux pays, surtout en Asie, la population accorde tellement d'importance à la compétition qu'elle est retransmise en direct par les télévisions locales. La compétition est divisée en 10 catégories et les participants accumulent des points à chaque épreuve, ce qui transforme l'événement en un décathlon pour les neurones.

Les 10 preuves des World Memory Championships

Images abstraites

Mémoriser le maximum d'images abstraites en 15 minutes.

RECORD : 599 IMAGES



Chiffres binaires 


Mémoriser une séquence de 0 et de 1 en 30 minutes.

RECORD : 5040 CHIFFRES

Les décimales 

Mémoriser une séquence de décimales en 30 minutes.

RECORD : 1800 CHIFFRES

Noms et visages 

Mémoriser le nom et le visage d'un maximum de personnes sur des photos en 15 minutes.

RECORD : 187 PERSONNES

Chiffres en vitesse

Mémoriser une séquence de décimales en 5 minutes.

RECORD : 524 CHIFFRES

Dates historiques et futures

Mémoriser un nombre maximum de dates d'événements fictifs en 5 minutes.

RECORD : 132 DATES

Jeux de cartes

Mémoriser un nombre maximum de cartes à jouer en 30 minutes.

RECORD : 884 CARTES

Mots aléatoires

Mémoriser un nombre maximum de mots aléatoires en 15 minutes.

RECORD : 300 MOTS

Chiffres parlés

Mémoriser un nombre maximum de chiffres énumérés à raison d'un chiffre par seconde.

RECORD : 456 CHIFFRES

Cartes rapides

Mémoriser l'ordre des cartes dans un jeu de cartes.

RECORD : 20,44 SECONDES

Source : World Memory Sports Council