Il y a eu les «domestic goddess», ces reines des fourneaux apparues dans la foulée des succès de Martha Stewart et Nigella Lawson. Il y a aujourd'hui Kinfolk, Mimi Thorisson, MotherMag ou, plus près de nous, Trois fois par jour. Un foyer cocon joliment mis en scène et omniprésent sur les réseaux sociaux. Et avec lui, son corollaire humain : la maîtresse de maison.

Et instagram recréa la femme (parfaite)

Elle sait remettre les classiques de la cuisine au goût du jour, peut cuisiner un poulet rôti aux herbes ou une salade de kale capable de revigorer toute la famille.

Elle sert ses plats sur une nappe de lin, avec une argenterie juste assez patinée. Ses enfants jouent du ukulélé, quand ils ne courent pas pieds nus dans l'herbe. Elle est sur Instagram, sur Pinterest.

C'est une célébrité dont vous aimez l'authenticité. Cette femme parfaite, c'est votre amie, votre collègue, votre belle-soeur, ou c'est peut-être même vous.

Épouse

En librairie, ou à la télévision, cette belle femme qui excelle dans ce que l'on a longtemps appelé les arts ménagers est aussi à la tête d'entreprises aux succès enviables. Ce n'est pourtant pas toujours cet aspect de sa personnalité qui est mis de l'avant.

Ainsi, Marilou, bien connue pour le blogue Trois fois par jour qu'elle a lancé avec son mari il y a deux ans, se présente sur son compte Instagram d'abord comme «wife, soon-to-be-mommy».

«Ce sont mes priorités, les choses les plus importantes pour moi dans ma vie : mon mariage et le fait d'être mère. Ma business pourrait exploser, ce ne serait vraiment pas le plus important», répond Marilou.

Que l'on soit d'accord avec elle ou non, un fait s'impose. Cette façon d'être séduit un public. Marilou et son mari, le photographe Alexandre Champagne, ont vendu 200 000 exemplaires de leur premier livre de recettes, et ils sortent ces jours-ci leur premier magazine, tiré à 60 000 exemplaires.

Et ils ne sont pas seuls.

Les livres de recettes continuent d'être une valeur sûre en librairie : le deuxième tome de Famille futée, livre de Geneviève O'Gleman et Alexandra Diaz, trône en août au sommet de la liste des meilleurs vendeurs dans les librairies Renaud-Bray.

Retour

Pourquoi ce créneau est-il si populaire ? Souhaitons-nous le retour de la fée du logis ?

«Je ne sais pas si c'est un retour, car elle n'est jamais vraiment partie», observe la journaliste et essayiste française Mona Chollet, auteure du livre Chez soi, paru au printemps.

La maîtresse de maison est en effet apparue au XIXe siècle. De Virginia Woolf à Annie Ernaux, de nombreuses auteures se sont attaquées, au cours du dernier siècle, au carcan étouffant la femme dans ses seuls rôles de mère et d'épouse. L'idée de la femme sacrificielle n'a jamais complètement disparu, dit Mona Chollet.

«On a toujours baigné dedans, de manière sournoise. On demande toujours à une femme comment elle tient sa maison, et on associe encore la féminité épanouie à la vie de famille. Il y a toujours l'idée qu'une femme se réalise dans le bonheur de son compagnon et de ses enfants.»

Parfaite

L'image de la super-maman est ainsi très présente dans la presse magazine, et est encouragée par les superstars : Gwyneth Paltrow (qui a son entreprise, GOOP), Blake Lively (qui vient de lancer la sienne, Preserve.us), ou même Angelina Jolie.

Lors de la sortie de son premier long métrage, l'actrice-réalisatrice, ancienne enfant terrible de Hollywood, a expliqué à Vanity Fair qu'elle a écrit son scénario pendant la sieste de ses six enfants : ses succès de cinéma n'éclipsant pas, évidemment, ses devoirs de mère. De quoi donner des complexes à celles qui s'endorment dans leur canapé dès les enfants couchés ...

La perfection n'est certes pas de ce monde, mais les jeunes femmes n'en courent pas moins après ce modèle, comme en témoignent la popularité et le partage des photos de plats cuisinés maison sur Instagram et sur Pinterest, même sur les comptes de jeunes femmes aux convictions féministes bien connues.

«J'adore Mimi Thorisson, mais en même temps, ce n'est pas possible, dit Anne-Cécile, Parisienne trentenaire et jeune maman. Je ne peux pas dire que je sois jalouse, parce que ce n'est ni mon décor ni ma vie. Mais c'est trop.»

Les utilisatrices des réseaux sociaux entretiennent elles aussi ces courses à la perfection. Montrer son dîner parfait. Sa maison parfaite. Son partenaire parfait. Mettre en scène une vie pleine et belle, pour les yeux des autres au moins.

Ainsi, la fondatrice d'une entreprise québécoise nous raconte avoir fait appel à l'une de ses employées pour organiser et décorer la première fête d'anniversaire de sa fille, parce qu'il lui fallait absolument des photos pour attester de sa «vie parfaite» sur Instagram.

À l'époque de la «working girl», la femme professionnelle pouvait se permettre de ne pas cuisiner et de nourrir sa progéniture de plats congelés. Aujourd'hui, les femmes tentent de conjuguer carrière, famille heureuse, bien nourrie, et impeccable.

Réseaux féminins

Faut-il s'en étonner ? Instagram et Pinterest, où fleurissent les images de maisons blanches au mobilier design et autres fêtes éclairées avec des lampions dans le jardin, sont des médias majoritairement féminins : 68 % des utilisateurs d'Instagram étaient des femmes en 2014, selon Business Insider.

Pour les féministes de la première heure, ce goût du foyer est étonnant, ou déprimant.

Professeure de sociologie à l'Université d'Ottawa, Diane Pacom évoque le temps pas si lointain où les intellectuelles se permettaient d'offrir du papier toilette en guise de serviettes à leurs invités.

«Maintenant, c'est la dentelle, et tout. Mais pourquoi faire ça ? Les femmes qui travaillent et qui ont des enfants vivent encore beaucoup de culpabilité sur le plan psychologique. Instagram devient une soupape : on se déculpabilise en montrant qu'on a une maison impeccable. Mais cette obligation de la beauté et de la perfection n'est pas innocente. Nous sommes dans un no woman's land et ça m'énerve.»

Des images, des mirages

Évidemment, face aux images et aux publicités, il faut cultiver son sens critique, rappelle Marianne Prairie, auteure, maman de deux jeunes enfants et grande utilisatrice d'Instagram. «Les images très léchées m'attiraient, mais j'ai fait une overdose. Ça teintait ma vie et la façon dont je la regardais. J'y reviens maintenant progressivement. Mais on sait que ces images ont une direction artistique. Comme utilisateurs des médias sociaux, on produit tous des images travaillées. On va prendre notre assiette cinq, six, sept fois en photo, prendre la meilleure, mettre un petit filtre et écrire "hey, petit souper ce soir"», dit-elle.

L'idéalisation du retour au foyer, tel que mis en scène par des blogueuses superstars comme Mimi Thorisson, est aussi une réponse à la crise de 2008 et à une époque soucieuse d'économie, d'écologie ou de recherche d'équilibre. Contrairement à leurs aînées, les femmes de la génération Y ne voient pas forcément le travail en entreprise comme une panacée.

«On voit le retour à la maison ou à la terre comme un eldorado. C'est une alternative, mais il faut en avoir les moyens», note Marianne Prairie.

Dans un monde au moral en berne, la féministe Martine Delvaux pense au contraire que ce n'est pas vers le foyer que nous devrions nous tourner.

«Virginia Woolf disait qu'il fallait une chambre à soi. Aujourd'hui, il faudrait aller à l'extérieur de la maison, sortir de nos quatre murs, croit Mme Delvaux, professeure à l'UQAM. Les vraies luttes sont engageantes, peu glorieuses, coûteuses. Alors la solution de facilité, c'est de faire comme si on pouvait tout avoir.»

Les belles images

On les adore, on les déteste, ou les deux. Voici quelques sites et comptes Instagram qui mettent en scène une certaine perfection du quotidien.

The Socialite Family

Ils vivent dans des univers vastes, blancs, lumineux, et posent avec leurs enfants aux prénoms improbables dans des foyers qui semblent sortis d'un magazine de décoration. The Socialite Family présente des jeunes familles cool et leurs goûts. Pour étancher la soif soudaine de possessions que l'on pourrait éprouver en naviguant sur le site, The Socialite Family a aussi une boutique en ligne.

Mimi Thorisson

La jeune femme franco-chinoise a fait carrière dans la finance et les médias avant de lancer, depuis le Médoc, son site de recettes, Manger, devenu aussi une émission de télé et un livre. Un bonheur n'arrivant jamais seul, Mimi Thorisson tient aussi chronique dans le mensuel français Elle. Elle est belle, son mari et leurs 5 enfants (et 14 chiens !) aussi.

Bleubird et MotherMag

La blogueuse derrière Bleubird, James, a démarré son site en 2008. Son site met en scène sa vie très cool avec son mari et leurs enfants à Nashville. James a plus récemment lancé son magazine MotherMag, qui montre des portraits de futures mamans toutes aussi stylées les unes que les autres.

The Cherry Blossom Girl

La Parisienne Alix est l'une des pionnières des blogues de mode français. Elle est devenue maman cet été et pose avec sa petite fille dans des décors au charme très français.

Girl's Gone Child 

Une jeune Américaine maman de quatre enfants documente sa vie de famille.

Kinfolk 

La bible contemporaine de la vie de maison et de l'art de recevoir. C'est beau, c'est design, ça vient de Portland. Et c'est un succès en librairie.

Les dieux des cuisines

Le monde des recettes et de la cuisine maison est-il populaire uniquement auprès des femmes ? Non, évidemment. Jamie Oliver ou Ricardo incarnent tous deux une image de l'homme qui prépare les petits plats pour sa famille.

En fait, la présidente du Conseil du statut de la femme, Julie Miville-Deschênes, ne voit pas ce retour du domestique sous un angle de genre. «Pour moi, la tendance foodie concerne les deux sexes», dit-elle.

La sortie ces jours-ci du magazine américain Jarry Mag, entièrement consacré à la bouffe et aux hommes, témoigne de la chose. «Le monde de la gastronomie est soit tourné vers les femmes, soit incroyablement macho. Aujourd'hui, à la télé, soit vous êtes en train de tranquillement cuisiner chez vous, soit vous êtes dans un restaurant et c'est militaire (ballistic)», explique Lukas Volger, directeur éditorial de Jarry Mag.

Le magazine (dont le slogan est : hommes + bouffe + hommes) est manifestement tourné vers la communauté foodie gaie et explore des sujets sociaux, ou journalistiques, autour de l'homosexualité en cuisine. «Au début, nous n'étions pas très sûrs de comment les sujets de la cuisine et de l'homosexualité allaient se croiser, mais on découvre qu'il y a beaucoup de choses à explorer», dit-il.

Le magazine a été financé grâce à des dons sur Kickstarter. Il devrait être publié quatre fois par année et son premier numéro, tiré à 5000 exemplaires, sera en vente au début du mois de septembre.

Photo Instagram

Le magazine américain Jarry Mag est entièrement consacré à la bouffe et aux hommes.