Au cours des derniers mois, plusieurs jeunes mannequins «différents» ont investi le monde de la mode. Trisomie? Handicap physique ou intellectuel? Et alors! Des parents et des jeunes du Québec et d'ailleurs ont entrepris de bousculer les conventions.

Jacob Foucault a 2 ans, un sourire ravageur et des lunettes rouges qui lui donnent un air espiègle. Depuis qu'il a 10 mois, sa mère et lui courent les séances de photographie et les défilés de mode. Une feuille de route déjà bien remplie, avec une particularité: il est né avec une trisomie 21.

«Ce n'est pas parce que mon enfant est différent qu'il n'a pas le droit de faire de la publicité lui aussi! C'est dans ma nature de vouloir bien habiller mon enfant, qu'il soit trisomique ou pas. Le but n'est pas d'effacer sa trisomie. Ce sera toujours là, mais je crois qu'on peut regarder ces enfants-là autrement», explique sa mère, Suzi Costa.

Comme Jacob, plusieurs mannequins avec la trisomie 21 ont fait leur place sous les projecteurs au cours des derniers mois. L'actrice américaine Jamie Brewer a brisé la glace en défilant à la Fashion Week de New York en février dernier, et l'Australienne Madeline Stuart suivra ses traces en septembre. Au Québec, le jeune Yohan Girard, 5 ans, est quant à lui un des visages de la collection d'automne de Véronique Cloutier pour L'Aubainerie.

«C'est merveilleux!, s'exclame Suzi Costa. Je suis enchantée chaque fois qu'on voit un mannequin différent! Il ne faut pas les cacher! Vous savez, ils ne se promènent pas tout nus: ils s'habillent aussi ! Pourquoi, alors, ne pas les intégrer à la publicité?»

Un enthousiasme que partage Jeanick Fournier, la mère de Yohan, tout sourire sur de récentes publicités de L'Aubainerie. Le garçon a été choisi spécifiquement parce qu'il a une trisomie 21. Sa mère a répondu à l'appel de l'équipe de Véronique Cloutier et envoyé une photo de ses enfants. Quelques semaines plus tard, le téléphone a sonné: Yohan vivrait sa première expérience de mannequin.

«Nous, on a adopté nos enfants, Yohan et Emma. On est fiers de nos enfants trisomiques et on les traîne partout. Sans faire de la provocation, on veut qu'ils fassent partie de la société comme tout le monde. Je veux montrer notre bonheur et montrer que la différence, ça peut ajouter un sourire dans ta journée!»

Une expérience positive pour L'Aubainerie, assure le vice-président au marketing, Richard Caron: «En marketing, on a des responsabilités, un devoir de diversité. Ça va de l'inclusion de personnes différentes à la qualité de la langue. On a un impact et il faut en être conscient.»

Une entreprise à la fois

Cette inclusion, c'est le combat quotidien de Katie Driscoll, fondatrice de l'organisme américain Changing the Face of Beauty. Mère de six enfants, dont une fillette de 5 ans née avec la trisomie, elle croit fermement que l'intégration des personnes avec un handicap passe, entre autres, par la publicité.

«Après la naissance de ma fille, j'ai été bouleversée de constater à quel point elle n'était pas représentée dans notre monde. Même si je suis consciente des défis qui l'attendent, je veux que les gens puissent la voir ! Il y a plusieurs moyens d'y arriver, et je crois que la publicité et la mode peuvent aider à changer les choses rapidement.»

Au cours de la dernière année seulement, son organisme a amené une centaine d'entreprises à intégrer de jeunes mannequins avec un handicap visible (physique ou intellectuel) dans leurs campagnes. Ces jours-ci, le détaillant de chaussures Livie and Luca's a créé la surprise aux États-Unis en intégrant des jeunes différents à sa campagne de rentrée. Le slogan «Je rentre à l'école, moi aussi» a reçu un accueil enthousiaste sur les réseaux sociaux.

«Pouvez-vous imaginer si les gens pouvaient voir ces différences tout le temps? Nous n'aurions pas à dire "acceptez mon enfant", car la population serait constamment exposée à la différence. Ce serait normal!», s'exclame Katie Driscoll.

Et les adultes?

En parcourant le nom des entreprises avec lesquelles travaille Changing the Face of Beauty, un constat s'impose: les mannequins différents mis de l'avant sont en presque totalité des enfants.

Est-ce que le monde de la mode est prêt à faire une place à des adultes différents? «Pour être honnête, il est beaucoup plus facile de faire une place aux enfants avec un handicap qu'aux adultes avec la même condition. Est-ce que l'on veut se limiter aux entreprises de produits pour enfants? Non. Notre objectif est d'influencer toutes les grandes marques. Plus notre influence grandira, plus nous pourrons convaincre des entreprises de produits pour adultes à emboîter le pas.»

Néanmoins, la présence de mannequins adultes avec une trisomie à la célèbre Fashion Week de New York enthousiasme la mère de famille: «C'est un début!»

Inclusion ou exploitation?

La question de la moralité n'est toutefois jamais bien loin lorsqu'il est question de publicité et de jeunes vulnérables. Est-ce éthique d'avoir recours à un mannequin avec un handicap intellectuel pour vendre un produit?

«En général, les entrepreneurs craignent que la population croie qu'ils exploitent des personnes sans défense, constate Katie Driscoll, fondatrice de l'organisme Changing the Face of Beauty. Nous comprenons ces inquiétudes, évidemment ! Mais la pire chose que l'on peut faire, c'est d'ignorer un groupe, peu importe la raison.»

La question est délicate, convient Richard Caron, vice-président marketing à L'Aubainerie, mais il assure voir plus loin que la vente d'un produit. «En marketing, on a le devoir d'être conscient de la différence que l'on peut faire. On a un gros micro, et il faut être sensible à l'impact que ce micro peut avoir. Il faut s'en servir pour faire avancer les choses. Sinon, on manque le bateau!»

Il cite en exemple des publicités mettant en vedette des membres de la communauté gaie de Montréal sur lesquelles il a travaillé au tournant des années 2000. «À cette époque, montrer deux hommes en couple, c'était assez nouveau. Il y a un impact qui va au-delà du plan de marketing. D'ailleurs, avoir un enfant avec un handicap dans nos publicités n'est pas un calcul stratégique. Pas du tout. Ce n'est pas inscrit dans notre plan de marketing.»

Pas de discrimination, ni positive ni négative, donc. Si un mannequin avec un handicap peut mettre en valeur ce que L'Aubainerie veut présenter, il sera considéré au même titre qu'un autre, ajoute M. Caron.

Les parents de Yohan Girard, jeune mannequin avec la trisomie, ont lu quelques commentaires négatifs sur les réseaux sociaux lorsque sa participation à la campagne d'automne de la chaîne a été médiatisée.

«Avoir eu le moindre sentiment qu'on se servait de Yohan, je n'y serais pas allée. C'est très clair! Si ça peut éveiller les gens, et les amener à sourire encore plus à cette différence, tant mieux!»

Le Regroupement pour la Trisomie 21 voit lui aussi l'arrivée de mannequins différents en publicité d'un très bon oeil. «Pendant longtemps, quand on parlait de trisomie, c'était assez négatif, rappelle Geneviève Labrecque, directrice générale de l'organisme. Pour être accepté dans la société, il faut envoyer un message positif. Et prendre sa place dans les médias, c'est une façon très positive de prendre sa place.»

Les défis d'Anne-Marie

Anne-Marie Brodeur sait très bien ce que c'est, être «différente». Il y a un peu plus de 25 ans, elle est née avec la trisomie 21. «Il y a un problème avec mes chromosomes», vulgarise-t-elle dès le départ, en entrevue à La Presse. La jeune femme donne à l'occasion des conférences pour le Regroupement pour la Trisomie 21 et travaille dans une chocolaterie. Dans un discours engagé, elle exprime sans détour combien, parfois, prendre sa place relève du défi.

On voit de plus en plus de personnes différentes en publicité. Des personnes qui ont un handicap, ou encore la trisomie, comme vous...

Oui! Je ne m'attendais pas à voir ça! C'est une bonne chose. Mais je ne sais pas de quelle façon je pourrais en faire, moi!

Vous êtes quand même porte-parole...

J'explique aux gens que la trisomie, c'est une erreur qui s'est passée à l'intérieur de notre corps sans qu'on s'en aperçoive. Ça part des chromosomes. Il y a un problème avec la 21e paire. Il y en a comme un qui s'est ajouté! J'ai donné des conférences pour donner de l'information. Pour expliquer aux gens ce qui m'est arrivé.

Comment vous vous sentez d'avoir la trisomie 21?

Ça dépend des journées. Parfois, c'est plus lourd. Ça dépend si les gens sont portés à juger. Il y en a qui nous acceptent, et d'autres qui nous rejettent, qui nous mettent à part et qui portent des jugements négatifs. Il y a des aspects de la trisomie 21 qui les dérangent, je pense.

Et par rapport à ce jugement négatif, comment vous sentez-vous?

Au début, je me sens nerveuse. Je ne sais pas quoi faire. Et ensuite, je commence à avoir de la colère et de la rage à l'intérieur. Ça bout en dedans de moi. Et plus il y a des comportements négatifs, plus ça bout! La colère ne veut pas rester en dedans de moi, et ça veut juste sortir! Des fois, avoir la trisomie, ça fait qu'on se sent bizarre. Des fois ça va bien, d'autres fois ce n'est pas vraiment drôle. [...] Les gens ne savent pas trop quoi dire face à quelqu'un qui a la trisomie, ou à quelqu'un de différent.

Est-ce que vous avez l'impression que la trisomie, par exemple, les gêne?

Ça dépend. Il y a des personnes qui peuvent être brusques. Ça doit dépendre de leur éducation! Il y en a qui sont portées à juger... C'est comme s'ils ne nous acceptaient pas. Comme si on était d'une autre race, par exemple.

Est-ce que vous pensez que de voir des gens différents dans la publicité peut aider à mieux comprendre?

Je ne sais pas... Je dirais qu'il faut avoir l'esprit plus ouvert et être plus accueillant. Je n'ai jamais vu quelqu'un venir me poser des questions sur la trisomie, mais ça pourrait être une bonne idée! Je n'ai pas peur de parler de la trisomie!

Vous avez appris à prendre votre place...

J'ai eu beaucoup d'accompagnement au secondaire, dans mon école ordinaire. J'ai pu apprendre à voir en moi. J'ai pu voir mes capacités à moi, même avec la trisomie. Moi, je suis une fille qui a des particularités. Je suis spéciale!