Dans un monde en transformation, le changement est un thème qui tapisse le fond de l'air. Changer d'emploi, de conjoint, de maison, de pays, de sexe... Notre journaliste Sylvie St-Jacques a rencontré trois personnes qui ont osé chambouler leur vie.

Trouver la femme: Maya Bellehumeur

Maya, autrefois prénommée Mario, donne rendez-vous à La Presse dans une pizzeria du passant boulevard Décarie. À 43 ans, à l'issue d'un long et complexe processus marqué par un désir de transformation, elle s'est posé LA question: être homme ou être femme?

«Pendant 43 ans, je me suis demandé, chaque matin en me levant, quel était mon problème. Je ne me sentais pas un homme et j'éprouvais une grande agressivité envers les femmes. J'avais clairement un malaise intérieur, n'ayant jamais eu de sexualité, à part une blonde, à 19 ans. Enfant, sous l'influence du curé, on a toujours forcé ma masculinité. Je n'avais droit à aucun contact avec le féminin, on m'empêchait d'entrer dans la chambre de mes soeurs. À l'époque, c'est ainsi que les gens pensaient.»

Une traversée identitaire

Ce qui a déclenché en elle le processus de changement de sexe? Un film dont le personnage central était transsexuel. «Les gens me disaient continuellement que j'étais homosexuel. Mais je ne me sentais pas attiré par les hommes! À la fin de ce film, j'ai compris que j'étais transsexuelle. J'ai alors téléphoné à l'association des sexologues, où l'on m'a donné trois références. Par la suite, j'ai entamé le processus qui s'est échelonné de 2001 à 2011.»

Le physique de Maya suggère l'ambiguïté: grande et bâtie, portant un jean, elle possède une carrure résolument masculine.

La voix réfléchie, les bijoux colorés et les cheveux blonds et mi-longs de Maya nous incitent pourtant à l'appeler spontanément «madame». Sur la table, elle a déposé une pile de livres, dont Le chemin le moins fréquenté et Éloge de la diversité sexuelle, des titres populaires chez les lecteurs en phase d'introspection, qui ne laissent planer aucun doute quant à sa traversée identitaire personnelle.

Droit acquis à la tendresse

À 57 ans, Maya s'identifie désormais comme une femme lesbienne, trois ans après avoir subi son opération de réattribution sexuelle. De sa nouvelle identité féminine, elle aime le droit acquis à la sensibilité, à la tendresse. «J'ai accès à une sensibilité, une fragilité, une douceur et je me sens davantage en contact avec moi-même. Je suis moins agressive envers les autres, les gens me disent qu'ils me sentent plus tendre, calme, détendue, moins nerveuse. J'ai certainement changé mon attitude, mon comportement.»

Le changement est un thème central de la trajectoire de Maya, qui, depuis la fin de l'adolescence, s'est longuement cherchée au fil de thérapies et de réorientations professionnelles. Pendant son cheminement vers le changement de sexe, elle s'est prêtée au «test de vraie vie», une étape qui précède la demande pour le changement d'hormones et confronte la personne en transition à la possibilité du regret. Il s'agit de se présenter en femme en public, aux proches, aux collègues de travail... «À l'époque, j'habitais Huntingdon, une petite ville de 1500 personnes. Il fallait que je m'y fasse accepter en tant que femme. L'expérience a été extraordinaire, ça s'est hyper bien passé.»

Avec le recul, quel sens prend l'irréversible décision de changer de sexe? «Quand on fait ce genre de changement, on prend sa destinée en main.»

Impulsions d'une vie nouvelle: Johanne Brunet

«J'ai l'impression d'avoir vécu ma crise de la quarantaine deux ans à l'avance!», confie Johanne Brunet, qui a accepté de raconter son récit de transformation à l'occasion d'un lunch au centre-ville de Montréal.

Bien connue dans le milieu artistique montréalais - Communications Johanne Brunet a notamment fait les relations de presse pour Wajdi Mouawad, Brigitte Haentjens et le Théâtre Jean-Duceppe -, Johanne a eu l'impulsion de «changer de vie», un jour de 2008.

«J'avais 38 ans. Je suis sortie sur le trottoir et me suis dit: "Je vais fermer ma business et faire autre chose."» Aussitôt réfléchi, aussitôt fait: 15 ans après avoir fondé son entreprise, Johanne annonçait à Wajdi et les autres qu'elle s'en allait, pour prendre du temps pour elle, profiter de sa maison de campagne où elle n'avait jamais le temps d'aller et contempler le Pacifique au Mexique, quand l'hiver québécois montrait ses dents.

Troquer les soirées chic contre un casse-croûte

Après une apaisante année sabbatique à voyager, se reposer, se ressourcer, Johanne devait recommencer à gagner sa croûte. Mais pour cette contemplative de nature, qui jamais auparavant n'avait pris le temps de regarder pousser les marguerites, le goût de profiter de sa maison de campagne était beaucoup plus fort que l'appel de la ville.

Défiant tout pronostic, la Montréalaise habituée des premières chic a ouvert un casse-croûte à la campagne avec patates frites, hot-dogs, moutarde, relish... «J'ai mis du temps à me faire accepter, moi la fille de la ville. Certains pensaient que j'inventais des histoires. Ils se disaient que ça ne se pouvait pas, une attachée de presse pas de chum, qui s'exile au fin fond des bois.»

Parfois, des gens du milieu artistique venaient vérifier de visu la «légende urbaine» du casse-croûte de Saint-Rémi-d'Amherst, presque devenu mythique.

«Un ami qui est venu me voir un jour au casse-croûte, m'apercevant dans le petit carré où je prenais mes commandes, m'a dit: "On dirait que t'es dans ton castelet." Le travail dans une cuisine est de l'ordre d'une chorégraphie. J'ai compris que si je savais bien commander ma bouffe et bien m'entourer, la journée se terminait quand on fermait le resto. Je retrouvais dans le travail physique une grande satisfaction; les enjeux étaient aussi beaucoup plus simples que dans le travail de bureau.»

La valeur du travail a toujours été «au coeur de tout» dans la vie de Johanne, qui évalue avoir trop jeune «mis tous ses oeufs dans le même panier», jusqu'à se sentir seule et ne plus trouver de plaisir dans le boulot.

Quand la vie se dérobe

Son plan de travailler l'été au casse-croûte, pour décoller l'hiver au Mexique, a déraillé en janvier 2012, quand on lui a diagnostiqué un cancer du sein. Une autre année de changements profonds allait s'ensuivre, avec un retour obligé à Montréal pour subir les traitements. La chimio lui a fait perdre ses cheveux, la maladie l'a affaiblie, elle, la fille énergique avec une santé de fer, jusqu'à rendre difficile le fait de se lever pour boire un verre d'eau au milieu de la nuit.

Et il n'était plus question pour Johanne de préparer du fast-food du matin au soir... «La vie me donnait une leçon d'humilité, m'a mise en contact avec ma vulnérabilité et le sentiment que c'était quelque chose que je devais accueillir, qui m'amènerait ailleurs. Tout se dérobait sous mes pieds, même mon propre corps, qui me laissait tomber. C'était vertigineux.»

Retrouvant graduellement la santé, Johanne a tiré profit de cette période pour apprendre à cuisiner et à mieux s'occuper d'elle-même. Le gym a aussi été un lieu qui lui a procuré une nouvelle énergie. «J'ai eu le sentiment de m'approprier ma vie, de me remettre au monde et d'enfin m'occuper de ma santé.»

Aujourd'hui rétablie, elle entrevoit une vie sereine où régneront la paix et l'harmonie. «Le désir de voyager, je l'ai un peu perdu. J'ai juste le goût d'être bien où je suis.»

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

À 38 ans, Johanne Brunet quittait le milieu des relations de presse pour goûter la vie.

Scientifique sans frontières: Marlene Oeffinger

S'expatrier une fois, dans un pays étranger, voilà déjà une expérience complexe et exigeante, confirmeront plusieurs immigrants. À 40 ans, l'Autrichienne Marlene Oeffinger a vécu dans trois capitales européennes et une mégapole américaine, avant d'atterrir à Montréal, en 2009.

«Même nos chats nous suivent!», rigole Marlene, désignant du regard les trois félins qui tournent autour de l'équipement du photographe de La Presse. La rouquine scientifique à McGill et étudiante en création littéraire nous accueille dans le chaleureux condo qu'elle et son mari Daniel viennent d'acquérir en plein coeur du Mile End. Une installation qui ne signifie pas pour autant que le couple entend s'enraciner éternellement dans la ville de Leonard Cohen, explique Marlene, pour qui les changements géographiques correspondent ni plus ni moins à «une grande curiosité de voir le monde».

Facile de migrer d'un endroit à l'autre? «Non! Mais c'est toujours intéressant. Dans le cas de Londres et Édimbourg, j'ai mis plusieurs mois à m'adapter. New York, où nous avons passé sept ans, a été un endroit où j'ai vraiment beaucoup aimé vivre. Et comme nous sommes arrivés à Montréal au beau milieu de l'hiver, alors que tout le monde était enfermé dans sa maison, cette ville m'a paru comme un village endormi, en comparaison de New York. Peut-être est-ce pour cette raison que nous avons mis du temps à nous acclimater. Mais ça viendra...»

Une époque pour voyager

Changer de ville équivaut à devoir recréer des réseaux amicaux et développer de nouvelles dynamiques familiales pour rester en contact avec les proches, explique Marlene. «Je communique beaucoup par Skype avec ma mère, qui est venue souvent nous visiter à Montréal.»

Pour Daniel et Marlene, qui voyagent beaucoup pour le travail, les migrations invitent à la découverte continuelle de nouveaux lieux. Marlene confirme que l'invitation au voyage continue de se manifester. «Nous vivons à une époque où il est possible de ne pas habiter toute sa vie au même endroit. Il y a tellement d'endroits intéressants sur la planète, pourquoi se limiter?»

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Après avoir vécu à Édimbourg, Londres et New York, l'Autrichienne Marlene Oeffinger a posé ses pénates à Montréal en 2009.