Ils sont ingénieur, chef d'entreprise ou travailleur dans la construction. Ils n'ont pas - ou n'ont plus - l'ambition de vivre de la musique, juste de jouer entre amis. La Presse a passé deux soirées avec des gangs de gars pour jaser musique, amitié et intimité. Non, cette fois-ci, ce qui se passe dans le band ne reste pas dans le band!

Les rues sont désertes et le voisinage, un quartier résidentiel de Terrebonne, est tranquille. La plupart des riverains regardent sans doute Les enfants de la télé. Il serait tentant d'ajouter que le silence règne sur la banlieue. Comme dans les films. Ce serait cliché, par contre, et surtout complètement faux: une rumeur sourde plane sur les bungalows...

On ne la remarque pas tout de suite en sortant de l'auto, mais plus on s'approche de la maison de Sylvain Archambault, plus elle se précise. Ce n'est pas un vulgaire tintamarre, mais le son à demi étouffé d'un groupe de rock en provenance d'un cabanon érigé au fond de sa cour.

Comme la nuit est fraîche, les fenêtres des voisins sont fermées. «Tu as de bons voisins?», demande-t-on au propriétaire. «Ils savent et on n'exagère pas, dit-il. On arrête vers 22 h ou 22 h 30.» Un de ses voisins a quitté le quartier récemment, glisse toutefois le trentenaire coiffé d'une casquette. Il n'est pas clair si les répétitions hebdomadaires de son groupe ont joué ou non un rôle dans cette désertion...

Sylvain Archambault est copropriétaire d'une entreprise qui fait des affaires sur l'internet. Sauf ce soir. Sauf tous les mercredis soirs, en fait. Ce jour-là, alors que d'autres regardent La poule aux oeufs d'or, il monte à l'étage de son cabanon - c'est un gros cabanon - pour faire battre son coeur de rockeur.

Rêve de gloire?

Son Attaboy Band, Sylvain, 37 ans, l'a fondé avec le guitariste Jocelyn Poirier, qui en a 34. «C'était mon meilleur ami, mais on ne se voit plus depuis qu'on fait de la musique ensemble», lance le chanteur à la blague. Trois autres gars d'environ 40 ans complètent le groupe: Patrice Béchard (batterie), Patrick Roy (guitare et claviers) et Daniel Plante (basse).

Tous ces gars se connaissent depuis longtemps et ils ont presque tous eu des ambitions professionnelles. «Qui ne voudrait pas être une rock star?», lance Patrick Roy. Pourquoi, en effet, commence-t-on à jouer de la guitare à l'adolescence si ce n'est pas pour monter sur scène et séduire les filles? Ferland s'en vante depuis toujours et Jean Leloup lui-même l'a admis...

Daniel Plante, qui vient tout juste de se joindre au groupe après en avoir quitté un autre avec lequel il a tourné en Europe, n'a pas encore abandonné ce rêve. «Avec l'âge, je suis plus réaliste», dit le bassiste de 39 ans. Les autres, qui jouent ensemble depuis près de six ans, disent avoir fait la paix avec leurs rêves de gloire. «Je n'aurais pas voulu du stress qui vient avec ça», assure Patrick Roy. Il a l'air sincère.

Patrice Béchard, lui, affirme ne jamais avoir eu de telles ambitions. Il a joué de la batterie jusqu'à 18 ans, puis a tout vendu pour s'acheter un ordinateur. Il n'a pas retouché à un instrument avant d'atteindre la mi-trentaine. Jouer, c'est sa manière de décompresser.

Amateurs, avec des guillemets

Autre banlieue, autre décor: une soirée privée dans un restaurant de la rue Saint-Charles Ouest, à Longueuil. Après avoir bouclé la première partie de son spectacle, le Black Russian Band prend une pause-repas. Ensemble, Martin Lavallée (guitare), Frédéric St-Denis (claviers et guitare), Richard Farrese (batterie), André Beauchemin (basse) et Patrick Turcotte (chant) n'ont pas un, mais deux groupes: un de reprises et un hommage à U2 baptisé JoshUa2.

Ces gars-là répètent dans le sous-sol de leur guitariste soliste, mais ils sont loin d'être des amateurs. En fouinant sur l'internet, on trouve des images du Black Russian Band sur scène avec Steve Hill, Normand Brathwaite et sa fille Elizabeth. En plus des spectacles qu'ils présentent dans des bars de la grande région de Montréal, ils jouent chaque année dans un Club Med aux Bahamas, au Mexique ou aux îles Turquoises. Ils ont même un agent.

«Ce n'est pas notre job», insiste toutefois le chanteur Patrick Turcotte, en parlant de la musique. Pour lui, ça fait toute la différence. Deux des membres du groupe sont ingénieurs, un dirige une entreprise, un est scénariste chez Ubisoft et le dernier fait carrière à Loto-Québec. «Pour moi, la musique, c'est une évasion, une forme de recueillement, expose Martin Lavallée. D'après moi, j'ai évité plusieurs burnouts grâce à ça.»

«Il y a des données scientifiques qui prouvent ce que ce monsieur pense, confirme Lucie Mandeville, psychologue et auteure. Si on mettait des électrodes sur sa tête, on verrait l'effet tangible que la pratique de la musique a sur lui.»

Les activités plaisantes agissent en effet positivement sur le cerveau.

Ce neurotransmetteur a un effet sur le stress, l'anxiété et est en cause dans la dépression.

«On a tous des emplois où il faut se projeter dans l'avenir. La musique permet d'arrêter et d'être dans le moment présent», dit André. « En bon français, ça permet de mettre la switch à off!», ajoute Richard. Se couper du monde extérieur et se plonger dans l'ici et maintenant est aussi un geste sain pour le corps et l'esprit.

Pas sans but

Ce n'est pas parce qu'ils jouent sans ambition, pour l'adrénaline ou pour décompresser, que ces musiciens jouent sans but. Se produire sur scène donne un sens à leur groupe. Sylvain Archambault, lui, est même plus direct: «Je fais ça pour faire des shows. Je suis un peu guidoune, dit-il en riant, je me sens comme une rock star pour un soir.» Un ou deux spectacles par année suffisent à son ego.

«On est très aimés, alors c'est sûr que je vais chercher quelque chose à travers ça», dit aussi Martin Lavallée. La reconnaissance d'un public est «valorisante», reconnaît Jocelyn Poirier. Il faut toutefois mettre les efforts, les répétitions, c'est du sérieux. Même avec quelques bières dans le corps, même si les blagues ne volent pas toujours haut. Mais vous savez ce que c'est: ce qui se passe dans le cabanon reste dans le cabanon.

Patrick Turcotte juge que les spectacles consolident les groupes.

Le chanteur du Black Russian Band conseille d'ailleurs aux musiciens de mettre cartes sur table au sujet de leurs ambitions respectives. «Et il est bon de revérifier une fois de temps en temps, conseille-t-il, parce que les intentions peuvent changer en cours de route.»

Et les blondes, elles en pensent quoi? Celle de Frédéric St-Denis a, semble-t-il, été ravie quand elle a vu son compagnon en spectacle et que ses amis et lui faisaient de la musique sérieusement. «Ma blonde n'a aucun pouvoir décisionnel là-dessus», tranche Patrick Roy à propos des répétitions hebdomadaires. «Tous les gars du band pourraient dire la même chose», convient Jocelyn Poirier. Pas pour le côté «macho» de la déclaration, précise-t-il, mais parce que la répétition du mercredi, c'est sacré.

«Plus les enfants vieillissent, plus c'est facile de trouver du temps», glisse cependant Patrice Béchard, dont l'aînée a 17 ans. «Ma blonde m'a connu et je faisais déjà de la musique, fait valoir Daniel Plante. Elle sait que je vais toujours mettre du temps là-dedans. La musique vient avec le gars...»