À la rentrée, personne n'y échappe. Partout, on répète que la zénitude passe par l'organisation et la planification. Avec pour résultat que vous souhaitez mettre de l'ordre dans vos affaires... sans grand succès. Pas de panique! Le désordre ne serait pas aussi nuisible qu'on voudrait bien nous le laisser croire. Mieux, les gens bordéliques seraient plus créatifs, auraient une personnalité plus agréable, seraient moins rigides et laisseraient plus de place à l'imprévu et au changement tout en étant productifs. Olivia Lévy fait le point.

Le bonheur est dans le chaos

Le désordre serait une qualité et elle n'est pas réservée aux artistes. Le bureau d'Albert Einstein en témoigne, tout comme celui de Steve Jobs. Selon une étude réalisée par des chercheurs de l'Université du Minnesota et publiée en 2013 dans la revue Psychological Science, un environnement désordonné favorise l'esprit créatif et l'innovation. Un bureau ordonné aide l'esprit à se concentrer sur les consignes à respecter.

Pour la majorité d'entre nous, l'ordre est un idéal, mais il serait survalorisé. Nous livrons un combat sans merci contre le fouillis au profit de l'organisation, la méthode, le rangement. Les préjugés sont multiples face aux bordéliques qui seraient négligents et inefficaces. Ces préjugés sont ancrés dans nos mentalités, mais quand on se penche sur la question sérieusement, il est étonnant de constater à quel point le désordre peut se révéler efficace et adapté.

Le bureau d'Albert Einstein était désordonné. « Ce grand scientifique se nourrissait de diversité, de l'inattendu et avait une grande tolérance à l'incertitude. La rigidité et l'ordre sont des choses qu'il pouvait remettre en question. C'est ce qui lui a permis de faire de grandes découvertes », explique le psychologue Rémi Côté. « Vous savez, quand on utilise l'expression Think outside the box, on fait référence au petit jeu où en quatre traits il faut réunir neuf points, cela signifie qu'on pense de manière différente, qu'on réfléchit de manière non conventionnelle et originale. » Ce que les personnes naturellement désordonnées auraient davantage tendance à faire.

Plus heureux et créatifs?

« Les désordonnés explorent davantage les pistes divergentes et laissent l'accès à l'inconscient tandis que les personnalités obsessives-compulsives ne supportent pas le désordre et ont besoin d'un encadrement très strict. Très souvent, ces personnalités n'auront pas de grandes idées originales et ne seront pas créatives, car trop rigides », poursuit Rémi Côté.

Il est juste de croire que les bordéliques ont ce côté très détendu, plus jouissif, ce qui peut parfois agacer. « Ils profitent plus de la vie, lâchent prise. Le simple fait de laisser traîner leurs affaires démontre un côté contemplatif développé, qu'il y a plus de créativité dans l'air, et que la personne avance à son rythme, sans contrainte. »

Dans notre société où prévoir, planifier et organiser sont des actions grandement valorisées, on tend à oublier que cette hypervigilance mène souvent à un très grand stress. « Quand on laisse place à la pensée divergente un peu bordélique, on arrive à trouver un équilibre. On gère mieux le stress, on dort mieux, on est plus apte à relativiser et à prendre du recul. Quand il faut un ordre absolu dans tout, il y a un sentiment de pression qui nous envahit. Dans la rigidité, il y a toujours une forme d'autoritarisme », conclut Rémi Côté.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

« Pas de bénéfices à être ordonné »

Professeur de management à l'Université Columbia à New York, Eric Abrahamson est coauteur du best-seller Un peu de désordre, beaucoup de profit, publié aux éditions Flammarion et traduit en 20 langues. Il explique les avantages à être modérément désorganisé plutôt que soumis à une organisation stricte. Selon un sondage réalisé pour cet ouvrage, 59 % des sondés pensent « moins de bien » ou « même le pire » de quelqu'un de désordonné, tandis que 70 % pensent « plus de bien » d'une personne ordonnée ou organisée.

Sommes-nous obsédés par l'ordre?

Oui. On dit que l'ordre est quelque chose de divin et le diable est celui qui crée le désordre. L'idée de l'ordre est si profondément enracinée qu'il semble absurde de la remettre en question. Il suffit de voir toute l'industrie qui existe autour de l'ordre et qui est toujours prête à régler nos problèmes de désorganisation. Depuis que nous sommes petits, on entend le même refrain, repris par les professeurs, puis les collègues, patrons et conjoints. Je suis allé à des conférences d'organisateurs professionnels et quand on leur demande pourquoi l'ordre est bon, ils ne savent absolument pas quoi répondre. C'est fascinant. Ils sont interloqués, car pour beaucoup de gens, c'est une évidence et ils pensent qu'on gagne du temps. Mais concrètement, ils ne l'ont jamais démontré d'aucune manière. C'est une généralité. On perd plus de temps à ranger et il n'y a pas de bénéfices à être ordonné. L'ordre est survalorisé. Évidemment, il y a un juste milieu entre l'ordre et le désordre. Il faut être un bordélique optimal, comme je le suis!

Quels sont les grands avantages d'être désordonné?

Tout d'abord, il faut savoir que pour maintenir l'ordre, il y a un coût et on n'en tire pas de bénéfices. Il faut trier, classer, traiter, ranger vos précieux dossiers. Et en plus, de longues heures seront parfois nécessaires pour comprendre où est classé tel ou tel document, voire pour l'identifier. C'est une énorme perte de temps! Aux États-Unis, plusieurs entreprises et organisations sacrifient un jour entier pour tout ranger et remettre en ordre. Croyez-vous qu'en arrêtant une entreprise pendant une journée, vous allez gagner une journée de productivité? Bien sûr que non! Mais personne ne fait le calcul, c'est un vrai gaspillage de temps et d'argent! Autre exemple: il est plus efficace d'accumuler une dizaine de papiers pêle-mêle sur son bureau et de se déplacer une seule fois pour les classer que de ranger et de traiter chaque nouveau papier à son arrivée. Ordonner 10 choses à la fois, c'est mieux que d'ordonner 10 fois de suite. De plus, un bureau en désordre permet de garder à portée de main le travail dont on a besoin.

Il peut aussi y avoir l'avantage d'être le seul à comprendre son désordre?

Oui. Quand vous êtes la seule personne à vous retrouver dans votre désordre, ça devient un grand avantage puisque nulle autre personne que vous ne pourra retrouver un document De cette façon, vous êtes une personne incontournable et indispensable. Et vous pouvez ainsi exercer du pouvoir parce que vous êtes la seule personne à pouvoir retrouver dans votre désordre toutes les choses utiles à l'entreprise...

Vous avancez que le désordre peut aussi être dans le temps, dans l'improvisation d'un emploi du temps, contrairement aux gens qui ont un emploi du temps très organisé. Expliquez-nous.

Les gens très ordonnés suivent une stratégie très stricte et une planification rigide. Ils ont un emploi du temps planifié et ils savent ce qu'ils vont faire à chaque moment de leur journée, presque à la minute près. Ceux qui sont désordonnés dans le temps ne suivent pas d'emploi du temps, et peuvent profiter d'occasions qui se présentent de manière improvisée. Ils s'adaptent aux changements, aux idées nouvelles. Ce qui est coûteux pour les gens trop organisés, c'est qu'ils ratent les occasions afin de suivre leur plan et leurs stratégies. Si le monde reste le même, ça vaut le coup de planifier, mais si le monde change, il faut pouvoir s'adapter et tolérer du désordre dans le temps. On pourrait discuter longuement des enfants qu'on force constamment à entrer dans un système ordonné alors qu'on devrait les laisser improviser. S'ils suivent une routine trop stricte, il devient difficile pour eux de réagir devant une situation nouvelle. Et que dire des tensions dans les familles à cause du désordre dans les chambres des enfants! Il y a énormément de disputes.

Pourquoi avons-nous honte d'être bordéliques?

Les gens ont tendance à voir chez les gens désordonnés un manque de maîtrise de soi. De plus, on tend à associer l'ordre et l'efficacité. Les gens dans des positions de pouvoir n'osent pas s'avouer désordonnés, car on est portés à croire que le pouvoir a besoin d'ordre. Il faut symboliquement incarner l'ordre et montrer qu'on se contrôle soi-même pour avoir le droit de contrôler les autres. Je me souviens d'un grand chef d'entreprise qui avait deux bureaux : un bureau désordonné pour travailler et l'autre, vide et rangé, pour recevoir ses clients. Il était très conscient de l'effet que l'ordre crée chez les gens, mais pour être créatif, il avait besoin de son désordre. En fait, tout dépend de l'industrie dans laquelle on travaille. Si on est dans le domaine de l'aéronautique, l'idée du désordre va être plus difficile pour des raisons évidentes, même s'il faut de l'innovation pour créer de nouveaux types d'avions.

Les mentalités changent-elles?

Non, l'ordre est tellement ancré dans notre société que ça ne va pas changer. Et surtout, il y a toute cette industrie de l'ordre ultracommerciale, ça se vend très bien, l'ordre ! Organiser son temps, sa vie, sa famille, son travail, ses courriels, il y a une énorme industrie qui produit de l'ordre et qui n'a aucun intérêt à valoriser le désordre. Économiquement, politiquement, historiquement, il y a beaucoup de forces qui survalorisent l'ordre. Mais ça peut être néfaste: trop d'ordre tue la créativité. Certains systèmes éducatifs sont trop rigides et ordonnés et créent presque des machines!

Est-ce qu'on a tendance à trop angoisser sur le manque d'ordre dans nos maisons?

Oui. Les gens se préoccupent beaucoup trop du désordre dans leur maison. Mis à part les questions esthétiques, on a souvent associé, à tort, désordre et malpropreté. De toute façon, notre société a développé une phobie des microbes qui ne fait que décupler les problèmes d'allergies puisque les enfants ne sont pas assez exposés aux allergènes, mais trop exposés aux émanations des produits ménagers. Les parents font face au dilemme suivant : être attentifs aux besoins de leurs enfants pendant les devoirs et leurs nombreuses activités, les soutenir et les éduquer, ou consacrer du temps précieux à garder une maison très rangée et propre... alors, vous hésitez?

PHOTO MASTERFILE

Josh Freed, bordélique superstar

Josh Freed, chroniqueur à The Gazette, est le plus fier et le plus célèbre des bordéliques. Il a même réalisé un documentaire, My Messy Life, qui traite du désordre qui règne dans sa vie. Il affirme que même si son bureau est un véritable fouillis où sont empilés dossiers, livres, magazines, il sait exactement où se trouve chaque chose. C'est un chaos organisé. Pour lui, la vie se divise en deux groupes, les ordonnés et les bordéliques.

« Le problème, c'est que les personnes organisées veulent changer le monde. Elles pensent qu'elles détiennent la vérité et partent en croisade pour mettre de l'ordre partout. Elles veulent nous convertir! Ce sont des évangélistes! On ne peut pas vivre en paix, nous, les bordéliques. »

Josh Freed pense que c'est une perte de temps que de mettre de l'ordre tous les jours dans son bureau. « Certains passent plus d'une demi-heure par jour à ranger! », s'exclame-t-il. « Regardez le nombre d'émissions de télévision sur l'ordre, les coachs qui ont fait de l'organisation leur profession. Nous n'en voulons pas! Ce sont des ultrareligieux immortels et nous sommes des mortels! », dit-il.

Assumer son fouillis

Josh Freed se souvient de sa visite au bureau de l'ancien ministre fédéral de la Justice Irwin Cotler, dans lequel il parvenait à peine à entrer tellement l'espace débordait de papiers. « C'était un vrai désastre! Je l'ai mis au défi de retrouver un document et en moins de 20 secondes, dans sa montagne vertigineuse, il l'a retrouvé! C'était incroyable ! Il était très organisé et avait une technique infaillible pour tout retrouver. Je me suis dit qu'on pouvait vraiment réussir dans la vie même si on était bordélique! »

Les gens désordonnés, même s'ils ont de brillantes carrières, ne souhaitent pas s'afficher comme des bordéliques, car ils craignent de paraître indisciplinés ou inefficaces. « Dans notre société, il y a une honte à être bordélique. Les gens le sont secrètement. Quand j'ai réalisé mon documentaire, neuf personnes sur dix ne voulaient pas témoigner et avouer être désordonnées, comme si ça allait tuer leur carrière. Je n'exagère pas. »

Même lui a déjà eu des craintes. « J'ai eu peur de montrer la photo de mon bureau lors d'une conférence. Mais après un silence de mort, des gens m'ont applaudi et m'ont remercié. Ils se disaient qu'ils n'étaient pas seuls au monde à avoir un bureau si désordonné. »

Josh Freed se porte merveilleusement bien. La porte de son bureau désordonné reste fermée. Sa femme a le droit d'y entrer, mais elle doit déplacer des papiers si elle veut s'asseoir. « Dans mon bureau, j'aime tomber sur de vieux papiers que je retrouve de manière aléatoire, ça me donne des idées. Par contre, je ne conseille pas ce désordre dans la cuisine ou la chambre à coucher... Pour un endroit dans lequel je travaille, j'aime le chaos, mais pas dans toute la maison. »

Josh Freed plaide pour une plus grande liberté des bordéliques. « On devrait organiser une manifestation! Une marche! Libérez les bordéliques! », s'exclame-t-il.

PHOTO ARCHIVES PC

Josh Freed

Mika, désordonné créatif

L'auteur-compositeur-interprète à succès Mika affirme que pour être créatif, il faut être désordonné. Mais il prend soin de ne pas tout mélanger. « Je suis une personne désordonnée, mais j'ai clairement divisé ma vie en deux: d'un côté, la maison qui est rangée, et de l'autre, mon bureau, un véritable bordel. Mais je sais retrouver chaque chose de manière très précise. »

Dans sa maison, à Londres, tout est toujours impeccable parce qu'il a engagé du personnel pour s'occuper du rangement. « J'avoue qu'autrement, ce serait un vrai désastre, car je suis prédisposé au fouillis », reconnaît-il. « Le seul endroit où personne ne pénètre, pas même une personne pour faire le ménage, c'est mon bureau! Même si c'est très désordonné, je suis vraiment à l'aise dans cette pièce, ça me rend très créatif et c'est moi qui passe l'aspirateur! », précise-t-il.

Fait intéressant, Mika évoque le désordre qui règne dans ses ordinateurs. « Le nouveau bordel contemporain, pour moi, se trouve dans nos ordinateurs. Oh! Vous devriez voir ça! J'ai tellement de problèmes à gérer mes fichiers que lorsque je n'ai plus de mémoire, j'achète un nouveau Mac. Je les collectionne comme les livres et les magazines. Ils sont dans ma bibliothèque, clairement identifiés. » Il a tellement peur de perdre ses précieux fichiers qu'il refuse de confier ses ordinateurs à qui que ce soit, même un spécialiste. « J'ai tellement peur de ne plus m'y retrouver. »

Photo: archives La Presse

Mika