Payer des sommes folles en croyant éviter une catastrophe. Téléphoner jour et nuit pour savoir ce que l'avenir nous réserve. Ne rien oser sans la bénédiction d'un médium... Pour des dizaines et des dizaines d'assoiffés de certitude, les voyants sont aussi irrésistibles - et toxiques - qu'une drogue. Et c'est exactement ce que les plus manipulateurs d'entre eux recherchent.

Il a suffi d'une prédiction irresponsable, et Mélissa n'a plus jamais été la même. «La voyante de mon amie lui a annoncé qu'un couple de son entourage mourrait en voyage», raconte la secrétaire de 34 ans (dont nous avons changé le prénom). «Je devais justement partir à New York avec mon conjoint. Les dates correspondaient. Pendant des jours, j'ai pleuré dans l'attente d'un grand malheur.»

La frêle Montréalaise avait déjà perdu sa meilleure amie dans un accident de voiture ; puis son père, puis sa mère, morte du cancer, puis un copain, qui l'a brutalement quittée. L'idée de disparaître à son tour lui a donné le coup de grâce.

Pendant des mois, Mélissa a enrichi une boutique de magie blanche du Plateau Mont-Royal. «Pour calmer mon angoisse, je faisais des rituels de protection de façon obsessive, explique-t-elle. J'ai dépensé des centaines de dollars en pierres, en cristaux, en huiles et en chandelles.»

Lorsqu'une nouvelle employée a finalement prétendu la libérer de ses démons - à raison de quatre séances de 80 $ chacune -, la Montréalaise a compris d'un coup sec qu'elle se faisait exploiter. «J'ai dû faire une thérapie, pour réapprendre à vivre normalement, et la peur revient parfois, dit-elle. Gros impact pour un truc inoffensif» auquel je pensais croire à moitié...»

À Sainte-Julie, Geneviève Leblanc a elle aussi reçu une bombe dévastatrice. La sportive de 35 ans n'arrivait pas à avoir d'enfants. Elle en a parlé à une massothérapeute aux prétendus dons de voyance. «Elle m'a dit qu'aucune âme d'enfant ne voulait de moi, parce que j'avais été agressée par mon père!», rapporte l'opératrice de machine. «Mon père, c'est mon héros ! Mais elle, elle s'acharnait : concentre-toi, tu as dû oublier sa violence. Si tu règles ça, tu auras des enfants dans un an... »

Le même oiseau de malheur s'en est pris à sa belle-soeur enceinte. La voyante a prétendument «vu» que le foetus souffrait, en raison d'une allergie qu'il fallait régler en cessant de boire du lait.

La voyante en cause nie avoir tenu des propos aussi brutaux. Quoi qu'il en soit, parler de catastrophes est une méthode éprouvée pour accroître son emprise, constate le directeur d'Info-Secte, Mike Kropvelt. Car la peur rend les gens encore plus obsédés par leur avenir - et, donc, plus payants - qu'avant, voire carrément irrationnels. Pendant six ans, raconte M. Kropvelt, un homme a ainsi réussi à soutirer de l'argent à une Montréalaise âgée, en prétendant - par courriel - qu'il voyait «des entités» autour de sa maison et devait l'en débarrasser. Un autre prétendu médium a soutiré des milliers de dollars à une cliente en lui disant qu'elle avait le cancer et avait besoin de lui pour éliminer sa tumeur.

Rêver en couleur

Tamara (une Lavalloise dont nous avons changé le prénom) s'est fait exploiter de façon plus sournoise. Plutôt que de lui prédire des malheurs, sa voyante préférée lui racontait systématiquement ce qu'elle rêvait d'entendre. Contre toute logique. «Mais je n'osais plus prendre de décision sans elle, parce qu'elle me faisait toujours douter de mon instinct», explique-t-elle.

La téléphoniste de 32 ans voulait savoir si l'un de ses collègues était amoureux d'elle. Pendant deux ans, l'ex-travailleuse de Voyance Québec lui a fait croire que oui. Elle a d'abord dit à Tamara que le jeune homme voulait prendre son temps. Combien de temps? Il se manifesterait sûrement au printemps... Le printemps a filé, puis l'été, puis l'automne. Ton collègue a eu un contretemps, a alors expliqué la voyante. L'autre femme à son bras? C'était sûrement pour rendre Tamara jalouse... Que faire alors ? Quitte ton emploi, et il voudra se rapprocher de toi, a décrété la diseuse de bonne aventure.

«J'ai changé de travail, et peu de temps après, il a annoncé son mariage avec l'autre!», ironise Tamara.

À force de multiplier les coups de fil à 2,79$ ou 4,89$ la minute, la jeune femme s'est surtout endettée de plusieurs milliers de dollars. «Ils font tout pour nous faire craquer, dénonce-t-elle. C'est facile de remplir notre carte de crédit quand on peut entrer notre numéro 24 heures sur 24. Je reçois encore des pop-up et des courriels.»

Tamara jure qu'on ne l'y reprendra pas. Elle a même vu des voyantes peu scrupuleuses emprunter de l'argent à des clients pour financer leurs voyages «spirituels» ou l'achat d'une maison. «Mon amie est tombée dans le panneau. Elle a perdu 20 000$», jure-t-elle (ce que la principale intéressée nous a confirmé, tout en refusant d'en parler).

Mauvais sort

Aucun organisme québécois ne surveille les voyantes. Et le Service de police de la Ville de Montréal dit n'en avoir jamais arrêté.

Aux États-Unis, plus de 750 clairvoyants sont pourtant fichés par la police, selon le site gypsypsychicscams.com. Des villes comme Warren, près de Detroit, prennent même les empreintes digitales de tous les voyants et vérifient leurs antécédents criminels.

Dans l'État de New York - où les victimes sont nombreuses -, il est carrément interdit d'être payé pour prédire l'avenir et exercer de prétendus pouvoirs occultes, à moins de préciser qu'il s'agit d'un «divertissement». En 2010, au moins 10 voyants ont été arrêtés en vertu de cette disposition.

Cela n'empêche pas l'industrie du mauvais sort d'être florissante. À Fort Lauderdale, la famille de voyants Marks subit ce mois-ci un retentissant procès pour fraude. On lui reproche d'avoir exigé 25 millions (remis en argent, en bagues en diamants, en colliers et en montres de luxe) pour protéger des clients de diverses tragédies. Une autre résidante de la Floride (Gina Evans) terrorisait et extorquait ses clients sur sa ligne de voyance. Une Californienne (Janet Adams) utilisait le même stratagème dans de petits stands.

Dénonciations

Souvent laissés à eux-mêmes, les consommateurs utilisent l'internet pour se défendre. Près de 1500 personnes dénoncent des voyants sur le site américain RipoffReport.com. D'autres font de même sur Badpsychics.blogspot.ca. Certains voyants n'apprécient guère cette mauvaise publicité gratuite ; le responsable du site doit régulièrement transmettre les menaces qu'il reçoit à la police.

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