Tout comme le café, le narguilé est une véritable institution en Turquie, témoignant de sa culture orientale. Mais les autorités ont décidé de le bannir des lieux publics fermés, jugeant que la pipe à eau, en vogue parmi les jeunes, est tout aussi nocive que la cigarette pour la santé de ses adeptes.

Depuis fin janvier, fumer paisiblement un narguilé relève surtout de la bravoure, car les partisans de cette tradition aux racines arabo-musulmanes ne peuvent plus le savourer que sur les terrasses des cafés. Et donc à la merci des éléments.

Cette nouvelle mesure s'inscrit dans le cadre de la lutte engagée en 2009 par le gouvernement islamo-conservateur turc contre le tabagisme, dans un pays où environ un tiers des adultes fument.

Depuis trois ans, il est déjà interdit de fumer du tabac à l'intérieur des bars, cafés et restaurants du pays. Pour décourager les plus récalcitrants, le gouvernement turc a aussi augmenté les taxes sur les cigarettes, qui ont augmenté de 195% entre 2005 et 2011, ce qui a fait chuter les ventes de 15%.

Les gérants des cafés ont alors nargué les autorités en servant leurs clients fumeurs sur des terrasses à l'abri des intempéries. Ou alors en leur offrant des narguilés aux mélanges fruités qui contiennent moins de tabac. Même les fumeries plus traditionnelles d'Istanbul ont succombé à cette mode, très prisée des touristes.

Les fabricants ont diversifié leurs produits et, sur des sites internet spécialisés, on peut acheter des tabacs à l'arôme de cappuccino ou pastèque.

Nostalgie

La sévérité de la nouvelle réglementation est peu appréciée des adeptes du narguilé de Kizilay, le centre névralgique d'Ankara.

«Avant 2009, nous vendions quotidiennement 300 doses de narguilés. Aujourd'hui on en est à peine à 50 et la nouvelle mesure va faire chuter nos affaires», déplore Alican Ali, le serveur du café Tömbeki, du nom de la mélasse de tabac de narguilé.

Sur sa terrasse couverte, des étudiants, filles ou garçons, tirent sur leur pipe en discutant autour d'un thé ou d'un café ou en jouant au tavla, le backgammon turc. Une odeur de cannelle, d'abricot et de pomme flotte dans tout le café.

«Il sera difficile de rester dans le froid ou sous le soleil pendant deux heures. Une cigarette, vous pouvez la griller n'importe quand. Tandis que pour un narguilé, il faut une préparation, du temps et un espace qui lui donnent un caractère très spécial» , explique le barman du Tömbeki, «le narguilé, c'est la convivialité et l'amitié, dans une vie que l'on est forcé à vivre à 100 à l'heure».

Ici donc, pas question de se presser pour savourer un narguilé, dans une ambiance noyée de rock énergique.

«Je viens ici 3 ou 4 fois par semaine pour fumer, c'est une passion», explique Nuri Aydin, 24 ans, «j'ai vu mon grand-père et mon père en fumer. Je perpétue cette tradition, qu'ils nous laissent faire!»

Selon une étude de 2010 de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la plupart des fumeurs de narguilé ont entre 15 et 24 ans.

À la table voisine, deux étudiantes sirotent paisiblement leur thé, une chicha à la bouche. «Je suis bien consciente que c'est mauvais pour la santé. Mais moins que la cigarette», tranche Elif Karadele, 23 ans, qui fume «tous les jours».

C'est justement cette conviction que contestent les spécialistes de la santé. Même enrobé d'arômes fruités, c'est bien du tabac que fument les amateurs de narguilé.

«Fumer un narguilé revient à inhaler autant de fumée que celle que dégagent 100 à 200 cigarettes», prévient le Dr Cengizhan Elmas en rappelant qu'il provoque proportionnellement au moins autant de cancers que la cigarette.

«Les arômes de narguilé sont d'autant plus dangereux que l'on pense fumer quelque chose d'inoffensif», prévient le médecin, «même s'il y a peu de tabac, les gens inhalent des matières toxiques comme le monoxyde de carbone et les métaux lourds».