Anna Wintour, célèbre rédactrice en chef du Vogue américain, a enfin trouvé une rivale à la hauteur de ses talons aiguilles, en la personne d'Élise Gravel, créatrice de Nunuche magazine. Mais le redoutable alter ego du personnage titre du Diable s'habille en Prada serait dépaysé dans les bureaux simples et conviviaux du plus innovateur des magazines féminins québécois.

Sur les murs du grand appart transformé en lieu de co-travail (qu'elle partage avec son chum et les collègues de ce dernier), pas de photos léchées, mais bien quelques illustrations dans le style «griboullis» d'Élise la graphiste. Quelques paires de bottes d'hiver monopolisent le vestibule. Et sur la grande table de réunion, des copies de Causette (un magazine féministe français) offrent matière à réflexion, pendant que la détractrice de la «nunuchisation» des filles se fait photographier.

«Une Nunuche, c'est une fille qui n'existe pas. Une parodie de quelqu'un qui s'intéresse seulement à son apparence physique, à pogner des gars, à l'argent et au look», pense cette maman de deux petites de 4 et 6 ans.

Pour mieux saisir l'esprit grinçant de Nunuche (et de sa petite soeur, Nunuche Gurlz), il suffit de citer quelques titres à la une des trois numéros parus en papier glacé depuis 2009: «Religion: le choix des top-modèles», «Exit les oreilles, tout sur les tendances chirurgie du printemps», «Aliocha Shneider: Je préfère les Smarties bleus!»

Imitant avec une malicieuse précision les thèmes graphiques et éditoriaux des magazines féminins, Élise Gravel a pris plaisir à plonger dans ce bal des apparences pour le travestir en festival de la démence narcissique disjonctée.

«Avant Nunuche, je faisais souvent de la parodie et j'étais à la recherche d'un nouveau projet. J'ai eu l'idée d'une satire des magazines féminins, parce que franchement, quel univers facile à niaiser ! Suffit de pour pousser un peu la coche pour que ça devienne absurde. En faisant Nunuche, je me suis rendu compte que ça défoulait vraiment, de me moquer d'affaires qui m'agressaient.»

Contre la cruauté envers les filles

Faute d'argent et occupée par d'autres projets dont un album de «filles pirates» destinées aux ados Élise Gravel n'entend pas prolonger l'existence de Nunuche. Il n'est pas impossible qu'un second Nunuche Gurlz voie le jour, en guise de protestation contre le gavage d'images formatées imposé aux petites.

«Les ados que je connais souffrent beaucoup de leur image corporelle, aussi jolies soient-elles. Les Shakira, Rhianna et autres pitounes sont partout, et c'est ça qu'elles veulent devenir. Moi, je veux leur dire qu'elles ont le droit de penser en dehors du cadre, d'être super drôles, d'être baveuses et de remettre en question absolument tout ce qu'on leur montre», clame cette jeune maman qui, forcément, se soucie aussi de l'attrait de ses filles pour ces stéréotypes.

«À quatre ans, ma plus vieille souffrait déjà de l'image qu'elle projetait. Cet univers de princesses n'existait pas quand j'étais petite. Maintenant, elles pensent toutes à ça, c'est ce qu'on voit partout, ces corps de guêpe avec des robes bouffantes. On le constate dans les magasins: il y a une division nette entre ce qui est fille et ce qui est garçon, entre le rose et le bleu

Pour faire contrepartie aux contes de fées auxquels adhèrent ses petites, Élise Gravel est toujours à l'affût de modèles qui n'ont pas comme seul pouvoir superhéroïque celui de battre des cils.

«Par exemple, j'ai trouvé sur Youtube un clip qui montre des petites ados en Espagne qui font du longboard, tombent et montrent en souriant leurs bobos à la caméra.»

Petite, Élise Gravel avait des parents qui ont essayé de ne pas trop différencier les comportements de gars de ceux des filles. «Avant ma naissance, mes parents ont été communistes et j'ai grandi avec des images d'ouvriers et d'ouvrières qui représentaient des filles et des garçons également forts, productifs et travaillants. Si bien que je n'ai jamais pensé qu'il y avait des barrières. D'ailleurs, je ne pense pas que les filles d'aujourd'hui sentent qu'elles ne peuvent pas être avocates ou médecins. Seulement, elles portent leur corps comme un boulet.»

À 35 ans, Élise Gravel confie qu'elle désire être belle et qu'elle n'est pas débarrassée, hélas, du désir d'avoir un corps parfait. Mais elle y travaille. Ses modèles à elle? Des femmes comme Caroline Allard (alias Mère indigne), qui allie une féminité très forte et un humour tout aussi affirmé.

Que symbolise à ses yeux la journée du 8 mars?

«Je trouve que c'est une journée qui devrait avoir un impact mondial, parce que dans tellement de pays, les droits fondamentaux des femmes sont une question de vie ou de mort. Hélas, il y a tellement de journées de ci et de ça! J'ai entendu qu'il y avait maintenant une journée de la santé dentaire pour les animaux de compagnie. J'ai peur que l'impact de cette journée se noie dans toutes ces autres journées thématiques.»

Oui, il y a de l'ouvrage à faire pour celles qui luttent contre la nunuchisation. Mais la résistance est là. Et elle sait se servir de Photoshop.