Gravir le Kilimandjaro. Courir un marathon. Pédaler le Canada. Les défis d'endurance, qui hier nous semblaient extrêmes, semblent désormais à la portée de tous. Pour étancher une soif d'aventure, pour assouvir un désir de reconnaissance ou tout simplement pour se dépasser, de plus en plus d'individus cherchent à réussir des épreuves de longue haleine.

«On assiste à une montée en popularité de ces activités, à leur médiatisation, à leur commercialisation et à leur utilisation comme tribune pour promouvoir diverses causes sociales», affirme le sociologue Alex Dumas, professeur à l'École des sciences de l'activité physique de l'Université d'Ottawa.

Ces sportifs, qui diffusent au jour le jour leurs aventures sur l'internet et sur les médias sociaux, jouissent d'une visibilité sans précédent. Ils courtisent commanditaires et donateurs. Ils obtiennent un statut social particulier et se joignent à une communauté de gens qui partagent leur passion, forgeant ainsi leur identité. «Sans diffusion médiatique, y aurait-il autant d'adeptes? Je ne crois pas», avance le sociologue.

Le raid d'aventure Eco-Challenge, largement médiatisé dans les années 90, a sans contredit contribué à l'essor de ce type de sport. «On voyait apparaître la rhétorique du héros souffrant, de la méritocratie, du combattant qui lutte pour sa famille», ajoute Alex Dumas. Eco-Challenge a fait boule de neige auprès d'amateurs de sensations fortes.

Pionnier de la sociologie du sport, Christian Pociello avait vu juste. «Il y a 20 ans, Pociello prévoyait un allongement de la durée du cycle de vie des sportifs, une diversification des activités physiques, une délocalisation des pratiques urbaines traditionnelles et une mise en forme aventureuse d'activités physiques», fait remarquer M. Dumas.

Ces défis sont donc manifestement un produit de notre temps. «Contrairement aux sports traditionnels, fortement codifiés, divisés et axés sur la performance et la victoire, les défis physiques sont plus individualistes et souvent dénués d'un esprit compétitif. On se soucie davantage de réussir une épreuve que de son classement par rapport aux autres.» Ces activités sont d'ailleurs plus accessibles. De jeunes trisomiques font l'ascension du Machu Picchu, des élèves défavorisés courent le marathon. «Il y a une variation sociale du défi personnel», estime le sociologue.

Pourquoi se donner autant de mal? «Parce que, pour plusieurs, c'est un antidote à la sédentarisation de nos vies, à la sécheresse émotionnelle liée à un quotidien trop ordonné et prévisible, explique M. Dumas. Cela procure des sensations fortes et un sentiment de plénitude existentielle. C'est une occasion de vivre plus intensément.»

Mais si on cherche absolument à sortir du lot, il faut penser de plus en plus gros. «Avec la démocratisation des défis, il ne suffit plus de nager 10 000 mètres pour se distinguer, on doit nager de Québec à Matane! lance Alex Dumas. Sur son lit de mort, on veut pouvoir dire qu'on a réussi un exploit.»

Jusqu'où ira-t-on? Voici l'histoire de cinq passionnés et de leurs défis plus grands que nature.

Un marathon par jour de Gaspé à Ottawa

Un kilomètre à la fois, telle est la devise de Frédéric Dion. Parti de Gaspé le 1er août, il a couru 35 marathons en sept semaines avant de s'arrêter, vendredi dernier, sur le seuil du parlement à Ottawa. Il a franchi 1450 km.

«J'aime repousser mes limites. Je ne vise pas l'exploit, mais l'aventure. Ce sont les moments intenses qui nous apportent le plus, confie Frédéric Dion, 32 ans. Quand je ne pourrai plus réaliser de défis, c'est que je serai mort.»

Cinq matins par semaine, il était sur la route dès 7 h. Il courait jusqu'à l'heure du lunch, à la vitesse de 12 km/h. L'après-midi, il faisait la sieste, alimentait son site web et donnait des conférences. Il a amassé 14 500$ pour Opération Enfant Soleil. «C'est plus facile de courir quand on sait que c'est utile.»

Il a couru à la pluie battante et pendant les grandes chaleurs. Dès la deuxième journée, il a subi une blessure à une cheville. Il a supporté des douleurs aux genoux et aux pieds, des tensions musculaires. «Chaque jour était une victoire.»

A-t-il vécu des moments cocasses? «En Gaspésie, lors d'une canicule, mon accompagnateur a demandé à un résidant qui arrosait son gazon de remplir mes gourdes vides. Il a refusé en prétextant qu'il gaspillait assez d'eau comme ça!»

Frédéric Dion n'en est pas à sa première aventure. À 24 ans, il a traversé le Québec en kayak en solitaire, de la Mauricie à la baie d'Ungava, pagayant 3500 km en 100 jours. Il a alors décidé d'en faire un job à temps plein: aventurier conférencier. Il a parcouru le monde, gravi des dizaines de montagnes, affronté des océans déchaînés, fait des face-à-face avec des grizzlis. L'an dernier, pour le plaisir, il s'est fait larguer en pleine forêt près de La Tuque, d'où il devait retrouver la civilisation sans carte ni GPS.

Son prochain défi? La traversée du Québec en ski de fond, du nord au sud, en solitaire. «Je serai accompagné uniquement d'un chien que je commence à entraîner.» En attendant, entre deux conférences, il sera auprès de ses enfants de 3 ans et deux mois et demi. «Je souhaite que, plus tard, eux aussi vivent leurs passions.»

La plus longue marche du monde

Après avoir marché 75 000 km, usé 53 paires de chaussures et traversé 64 pays, le Montréalais Jean Béliveau rentrera chez lui, rue Wolfe, le 16 octobre. «Ça va faire drôle de coucher tout le temps dans le même lit. J'ai une longue liste de choses à réparer à la maison», blague-t-il.

Le 18 août 2000, jour de son 45e anniversaire, Jean Béliveau a fait les premiers pas d'une marche qui aura duré 11 ans. «J'étais dépressif, il fallait que je parte, c'était une fuite. J'étais naïf», confie-t-il au bout du fil.

En 1998, la crise du verglas a durement touché son entreprise d'enseignes lumineuses de Granby. «J'ai dû mettre la clé sous la porte. Nous avons déménagé à Montréal. Je n'avais plus le goût de rien, j'avais une «écoeurantite aiguë».» L'idée de partir a germé en 1999, alors qu'il joggait sur le pont Jacques-Cartier. «J'ai commencé à me demander jusqu'où je pourrais aller: New York? Mexico?» Il a planifié un itinéraire sur cinq continents en dix ans. «Pourquoi ne marcherais-tu pas pour la paix et les enfants?», lui a suggéré sa conjointe Luce, qui l'épaule depuis le début.

Derrière son chariot à trois roues, il marche en moyenne 45 km par jour. «Ma vie de marcheur s'achève. J'ai 56 ans, je n'ai plus la même fougue. Je vis actuellement un chaos émotif.»

Au total, il aura passé 4077 jours loin de chez lui. «J'ai fait des rencontres inoubliables. J'ai été reçu dans 1600 familles, des gens humbles et généreux.» Il a rencontré des centaines de journalistes, des dignitaires et même le Prix Nobel de la paix Nelson Mandela. «Mes valeurs ont changé et je rapporte un important bagage intellectuel.»

«Ça reste un défi physique avant tout. Je suis fier d'avoir réussi la plus longue marche du monde.» Jean Béliveau raconte son voyage avec émotion: il a dormi chez des meurtriers et sous les ponts, il a couru avec un millier d'enfants à Manille, il a marché les orteils en sang en Éthiopie, il a été opéré à la prostate en Algérie, il a vu une fillette mourir de la malaria... Il garde un souvenir impérissable de l'Égypte, du Mozambique, du Soudan du Nord.

Des regrets? «Il y a un prix à payer. J'étais en Belgique quand mon père est mort. J'ai des petits-enfants que j'ai à peine rencontrés. Je me suis éloigné de la femme que j'aime. À mon retour, je vais les chérir.» Tout en apprivoisant sa vie sédentaire, une journée à la fois.

D'un sommet à l'autre

Dans quelques jours, Véronique Denys, 35 ans, sera dans un avion, les papillons au ventre, en route vers l'Indonésie. Elle y escaladera la pyramide Carstensz, avant de se rendre en Antarctique pour grimper le mont Vinson. Elle aura alors accompli son défi: gravir le plus haut sommet de chacun des sept continents.

«Chaque fois que j'atteins un sommet, je verse des larmes. Je vis un mélange de joie et de fierté. Je me sens comme une enfant à Noël», confie Véronique Denys. Tout indique que cette passionnée de montagne sera la première Québécoise à réussir l'exploit convoité des «7 sommets». À ce jour, 21 femmes, dont 1 Canadienne, l'ont réussi.

La résidante de Québec n'en fait pas un plat. «J'adore voyager et mon rêve était d'atteindre le sommet de l'Everest. Mon but ultime est de vivre à fond cette aventure. Il y a beaucoup d'obstacles en montagne, on ne sait jamais ce qui peut arriver.»

Directrice de fiscalité chez Raymond Chabot Grant Thornton, cette avocate est particulièrement fière de mener une carrière exigeante tout en réalisant un défi d'envergure. «Ça prend beaucoup de discipline et d'organisation. Après une journée épuisante, je dois sortir m'entraîner malgré tout.» Elle grimpe plusieurs fois les 400 marches du Cap-Blanc, elle court et elle fait de la musculation.

Ses vacances? Entièrement consacrées à la montagne. «Certains me demandent pourquoi je ne vais pas plutôt dans un tout inclus.» C'est bien mal la connaître. «Je suis bien quand les éléments se déchaînent, pendant des tempêtes ou de grands froids.» Jamais elle n'a eu peur en expédition, pas même sur l'Everest qu'elle a gravi avec, pour unique compagnie, deux sherpas. «On prend des risques calculés, mais il faut faire preuve de sang-froid, être solitaire et avoir de l'expérience.»

Elle ne cherche pas les honneurs. «J'ai simplement besoin de me retrouver en nature.» Une puriste, quoi.

Pédaler l'Amérique en solitaire

Enfant, Rémi Lafrenière avait un passe-temps particulier: feuilleter le Livre des records Guinness. «Je rêvais d'y avoir, un jour, mon nom et ma photo.»

En mai 2010, c'est avec cette idée en tête qu'il a enfourché son vélo pour la traversée des Amériques en solitaire. Il a parcouru 69 000 km en un an. Durant son expédition, il a toutefois appris qu'il ne passerait pas à la postérité en pédalant. «Le record aurait été établi dans les années 30 avec 120 000 km. Je suis sceptique. C'est fâchant, mais j'ai continué. Je pédalais avant tout pour mon plaisir.»

«Je pédalais 250 km par jour, je devais m'assurer d'avoir assez d'eau et de nourriture pour tenir jusqu'à la ville suivante, raconte ce plombier de 27 ans. J'ai pédalé dans la neige, dans la boue, en pleine noirceur, sur les routes les plus ardues du continent. Chaque matin, c'était comme me jeter dans la gueule du loup, j'avais des douleurs aux poignets ou aux genoux. J'ai eu la diarrhée pendant un mois. Même affaibli, je pédalais pour ne pas perdre de temps sur mon itinéraire. Le corps est une sacrée machine!»

Il a passé 283 nuits sur 365 dans sa tente. «Quand on mange une boîte de thon sur le bord du trottoir, on se demande ce qu'on fait là, on pense à sa blonde, admet-il. J'ai dormi dans des fossés, sur des terrains vacants, dans des «truck stops», sur des fermes. L'inconnu est épuisant.»

Du plaisir, vraiment? «Oui! En vélo, on sent les odeurs, on salue les gens dans leur jardin, on prend le temps d'admirer les paysages. Et j'aime me donner de la misère.»

Résidant à Joliette, Rémi Lafrenière a commencé à faire du vélo quand on lui a retiré son permis de conduire. «J'avais bu un verre de trop à Pâques.» Pendant trois mois, il a roulé 80 km chaque jour pour se rendre au boulot. Il a pédalé de plus en plus: jusqu'à Gaspé, Vancouver, New York...

Parce qu'il est toujours en quête d'un record Guinness, Rémi Lafrenière envisage maintenant d'atteindre le sommet du Cho Oyu (8201 m), au Tibet, sans masque à oxygène et... son vélo sur le dos! «Je suis un peu intense dans mes projets. Je ne suis pas un athlète, mais un guerrier. En fait, je suis un peu comme Rocky.»

Contre vents et marées

Heidi Levasseur serait-elle une sirène? La jeune femme de 31 ans n'est bien que dans l'eau. En juillet, elle a parcouru à la nage le fleuve Saint-Laurent de Québec à Matane, soit 350 km en 14 jours. Une première dont elle est fière.

«Je ne le referais pas! Je suis vraiment allée au bout de mes limites, ç'a pris toute mon énergie», avoue-t-elle. Elle a nagé à la belle étoile, dans des vagues hautes de trois mètres, sous les éclairs et dans des eaux si froides que ses pieds gelaient. «Je montais dans le bateau, on me réchauffait les pieds et je repartais. Plusieurs fois, j'ai pensé abandonner. Heureusement que j'avais des appuis et que j'étais accueillie partout où j'accostais.»

À 15 ans, elle a été la plus jeune personne à traverser le lac Memphrémagog. L'année suivante, elle a aussi été la plus jeune nageuse à traverser le lac Saint-Jean. Des blessures successives, dont une fracture de la clavicule, l'ont cependant tenue à l'écart de l'eau pendant 10 ans. «Je me suis jetée corps et âme dans mes études en psychologie, mais je sentais un vide. Une nuit, j'ai rêvé que je nageais en eau libre, ç'a été l'appel que j'attendais», confie-t-elle.

Boulimique de nage, elle a commencé à préparer des expéditions sur plusieurs jours. «Je voulais tenter ce que personne n'avait osé, dit-elle. Quand je vais m'asseoir dans ma chaise berçante à 70 ans, je ne veux pas avoir de regrets. Je veux faire quelque chose de spécial de ma vie, tout en montrant l'exemple.»

En 2009, elle a descendu la rivière Saint-Maurice entre La Tuque et Trois-Rivières, nageant plus de 165 km. L'an dernier, elle a franchi les 250 km qui séparent Montréal de Québec. L'an prochain, elle pense descendre la rivière des Outaouais.

Inspirée autant par Terry Fox, Jack Layton que Gandhi, elle associe une cause à chacun de ses défis. Sinon, elle ne nagerait pas. «Mes défis sont médiatisés. J'en profite pour tenter d'inspirer les gens, leur parler de motivation. J'aimerais déclencher une vague de bonnes actions.»

Cela s'ajoute au bonheur de partir au petit matin dans la brume et de nager avec les phoques et les bélugas.