La scène se passe un jeudi soir, dans un bar. Disons à Paris, à Rio, à Alger ou, pourquoi, pas à Montréal. On boit, on s'amuse. Arrive la note. Qui paie la tournée? Vous l'aurez sans doute remarqué, les habitudes varient selon l'endroit où l'on se trouve. Parfois, c'est chacun pour soi. Parfois non. Nous avons voulu savoir pourquoi. D'où diable viennent ces différences culturelles en matière de 5 à 7?

Pas facile de savoir qui paie quoi et où en matière de tournée. D'emblée, les sociologues n'osent pas se mouiller. Pas facile d'admettre que certains sont plus généreux que d'autres. «N'allez surtout pas écrire que j'ai dit que les X (remplacez par qui vous voudrez) sont pingres!» nous a d'ailleurs dit Louise Masson, experte en étiquette.

C'est finalement Christian Agbobli, directeur du Groupe d'études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle de l'UQAM, qui a éclairé notre lanterne (et notre verre de vin). Une mise en garde avant de vous révéler le tout: évidemment, il s'agit là de généralisations. N'empêche que de grandes caractéristiques permettent de distinguer les buveurs d'ici et d'ailleurs.

Ainsi, selon le professeur de communication sociale et publique, il y aurait une nette différence entre les Nord-Américains que nous sommes, les Latins et les Africains: «Une différence entre les sociétés individualistes et collectivistes», résume-t-il. Le Québec, le Canada et les États-Unis «sont des sociétés individualistes; les gens ont tendance à payer pour eux, non pour les autres». Inversement, dans les sociétés dites collectivistes, notamment en Amérique latine et en Afrique, «on paie à boire et à manger aux autres, pour le bien de la collectivité. L'individu s'efface devant le groupe. En payant pour tout le monde, il montre qu'il respecte les normes de sa collectivité.»

Dans ces sociétés, réputées pour leur fraternité, leur entraide, leur bonne humeur, «quelqu'un paie pour tout le monde, pour renforcer cette image de fraternité, d'entraide et de bonne humeur». Parfois, il y a même surenchère: on parle du phénomène du «paon». «Quelqu'un d'autre va ensuite commander encore plus! On voit ça souvent dans les boîtes de nuit en Afrique.»

C'est apparemment au Brésil, «l'une des sociétés les plus métissée du monde», que l'on paie la tournée avec le plus de naturel. «Chez les Africains, on sent parfois un certain calcul, mais chez les Brésiliens, cette entraide est bien réelle, sans arrière-pensée.»

Et en Europe? La société européenne est souvent hiérarchisée, répond le professeur. «En payant pour le groupe, on montre son statut hiérarchique - c'est moi le patron, j'ai plus d'argent -, ou alors sa convivialité.» S'il s'agit de convivialité, implicitement, on sait qu'un autre paiera la prochaine tournée. «On parle ici de don et de contre-don. Mais ce n'est pas dit noir sur blanc.»

Ainsi, fait cocasse, au Québec, le «don et contre-don» se fait aussi. Mais, alors que, en Europe, «si ça ne se fait pas, ce n'est pas si grave», ici - et c'est là que notre petit côté individualiste ressurgit -, «si personne ne paie à son tour, il va y avoir un regard, quelque chose qui dit qu'on n'est pas sûr de payer la prochaine fois». Pour ce qui est de l'Asie, les recherches sont contradictoires. Impossible de savoir qui paie la tournée. «C'est mon point aveugle», avoue le chercheur.

Et le monde arabe, enfin? Au Maghreb, deux tendances se conjuguent: la collectivité et la hiérarchie. Cela est notamment apparent dans les mariages: le marié et sa famille vont carrément donner de l'argent aux invités, pour montrer qu'ils en ont, justement. «On est dans le tape-à-l'oeil, conclut le chercheur. On joue dans les apparences, on offre à manger, à boire à satiété, pour que ce mariage ne soit jamais oublié.» Mais parfois, les apparences sont trompeuses. À bon entendeur... santé!