Les têtes de mort, les dragons, les pin-ups et les motifs tribaux ne vous disent rien? Aujourd'hui, ce n'est plus une raison pour ne pas se faire tatouer. Avec l'avènement du tatouage graphique ou abstrait et l'arrivée dans ce milieu plutôt traditionnel d'artistes qui repoussent les limites du genre, le tatouage change de visage.

Au Québec, et même sur la scène internationale, deux des principaux acteurs de ce tatouage nouveau sont Yann Black et Émilie Roby. Tous deux, dans la trentaine, ont commencé à tatouer un peu «par hasard». Yann a étudié le dessin animé en Europe. Émilie, jeune trentenaire originaire de Val-d'Or, a terminé un baccalauréat en arts à l'UQAM. Ils ont chacun fait leurs classes dans des salons, un en Belgique et en France, l'autre à Montréal. Du tatouage tribal et des lettres chinoises, ils en ont fait plus que nécessaire.

«C'était trop chiant. Comme aller à l'usine!» raconte Yann. Il s'est donc lancé à son compte et sa renommée s'est vite répandue, notamment grâce à des articles dans les magazines spécialisés. «Il y en a qui apprécient mon style, d'autres qui trouvent ça horrible. Pour moi, c'est plus vivant, tout simplement.»

Avec les tatoueurs de la réputée Boucherie moderne, qui vient tout juste de perdre quelques joyeux bouchers (Jef et Kostek), partis faire des tatouages de manière indépendante, il a en quelque sorte changé les codes du tatouage en Europe. Aujourd'hui, on trouve même des gens qui se font tatouer des copies de Yann Black.

Arrivé ici il y a trois ans, Yann Black pratique son art chez Glamort, rue Notre-Dame Ouest. Il connaît un grand succès auprès des Québécois. «Je dirais que 80% de mes clients ne se seraient pas fait tatouer s'ils n'avaient pas trouvé quelqu'un qui travaille avec une approche différente. Aujourd'hui, le marché est saturé, croit-il. Ceux qui n'apportent pas quelque chose de différent auront du mal à se faire un nom.» Cela dit, le non-conformiste admire néanmoins le travail de tatoueurs plus traditionnels comme Dave Cummings et Dave Knight, du studio PSC Tattoo, à Pointe-Saint-Charles.

Émilie Roby a pour sa part eu une révélation en voyant le travail du tatoueur français Bugs, un des premiers à proposer du tatouage artistique inspiré du cubisme et de l'Art déco. «C'est à ce moment-là que j'ai compris qu'on pouvait vraiment faire n'importe quoi en tatouage», explique la jeune femme aux bras tout noirs.

Le succès aujourd'hui établi d'Émilie Roby est arrivé au terme d'une longue négociation et de quelques accrochages avec la culture rigide du tatouage. Lasse des sacrifices que lui imposait son travail dans un street shop, elle s'est réfugiée dans un immeuble du Mile End peuplé d'artistes et de designers, avant d'ouvrir son salon privé et sur rendez-vous, où elle tatoue ses clients en toute intimité. On peut dire qu'elle a enfin réussi à infiltrer le milieu du tatouage avec son esthétique.

De plus en plus, les clients d'Émilie lui donnent carte blanche. «Ce moment-là, je l'ai longtemps désiré, mais c'est presque trop de liberté! J'accueille donc les idées du client ou de la cliente, je sonde ses motivations et j'apprends à connaître la personne. Le tatouage n'est pas un geste banal. Il faut quand même se demander pourquoi on le fait.» Celle qui est elle-même tatouée par le réputé Cory Ferguson, d'Oakville, n'a pas une marque sur son corps qui n'ait une signification.

Mariette Julien, professeure à l'École supérieure de mode qui s'intéresse de près au tatouage, fait une analyse sociologique et psychologique du phénomène. «Dans notre société moderne, contrairement aux sociétés ancestrales, le tatouage est un geste individuel, qui vise à attirer l'attention sur soi. Comme le tatouage est aujourd'hui très populaire, il est de plus en plus difficile de sortir de l'ordinaire. Les gens vont donc rivaliser de créativité dans leur choix de tatouage et même choisir de se faire tatouer dans des endroits autrefois tabous, comme le cou ou le visage.»

La «différence» a un prix, pour les clients de Yann Black et d'Émilie Roby. Leur style est si fort que les connaisseurs peuvent reconnaître leur signature de loin. Le coiffeur Michel Lepage en a justement un peu soupé de se faire arrêter dans la rue par des gens qui reconnaissent la griffe de M. Black, qu'il porte sur son bras droit. Pour Yann, qui fait très attention de ne pas se commercialiser (sur des t-shirts, par exemple), c'est tout simplement la rançon de la gloire.