La polygamie n'est peut-être pas ce que vous pensez. Après avoir interviewé une vingtaine de femmes du village polygame de Bountiful, en Colombie-Britannique, la juriste montréalaise Angela Campbell brosse un portrait tout en nuances de la formule Big Love. De quoi faire réfléchir sur la poursuite que le gouvernement de cette province a intentée, en janvier, contre deux hommes de Bountiful.

Deux étudiantes discutent dans la classe d'un collège de Creston, en Colombie-Britannique. L'une des deux filles confie qu'elle est maman d'un petit bébé.

 

«Mais qui donc garde ton enfant pendant que tu étudies?» s'enquiert sa compagne.

«Oh, mon bébé est avec ma soeur-épouse», rétorque la jeune femme.

Sa réponse soulève des soupirs admiratifs. «Je t'envie tellement, moi je me bats chaque matin pour trouver une gardienne...»

Non, cette scène n'est pas tirée de Big Love, la télésérie qui raconte la vie d'une famille polygame dans une banlieue américaine. La jeune maman qui tire profit de la présence d'une coépouse existe vraiment. Elle vit à Bountiful, une communauté mormone polygame du sud de la Colombie-Britannique.

Ce partage des tâches familiales, c'est précisément ce que les femmes de Bountiful apprécient le plus dans leur mode de vie, a constaté la juriste Angela Campbell lorsqu'elle a séjourné dans la communauté, l'an dernier.

Ce qu'elles aiment le moins? La jalousie et le manque d'espace personnel.

Des histoires diversifiées

Professeure à l'Université McGill, Angela Campbell a passé une semaine à Bountiful, en juin 2008, pour y interviewer une vingtaine de femmes, dont la maman étudiante de Creston.

La réalité de ces femmes est beaucoup plus nuancée que l'image qu'en présentent les médias, constate Angela Campbell. Ainsi, les femmes de Bountiful ont beaucoup plus de prise sur leur vie que ce que l'on imagine.

«J'ai surtout été frappée par la diversité de leurs histoires», dit-elle.

Car ces femmes sont loin de sortir toutes d'un seul moule. Certaines ont des tas d'enfants, d'autres se contentent de deux ou trois. Certaines ont été mariées très jeunes et sous pression, d'autres ont pu choisir leur époux. Même la polygamie, inhérente aux croyances de cette secte de mormons dissidents, n'est pas obligatoire. Angela Campbell a rencontré des femmes qui, tout en acceptant le mode de vie polygame, ont personnellement opté pour un mariage «mono».

Oubliez le stéréotype de la femme soumise en robe traditionnelle, qui semble sortie tout droit d'un film d'époque. Lors de son séjour, Angela Campbell a vu des adolescentes écouter Eminem sur leur lecteur MP3, en jeans et t-shirt.

Elle a entendu des sages-femmes confirmer que la contraception est répandue à Bountiful, même si les hommes ne sont souvent pas mis au courant. Elle a rencontré des femmes qui ont un emploi, administrent leur argent et font du camping avec coépouses et enfants.

Dans un des cas, deux coépouses sont devenues si proches qu'elles ont décidé de s'épouser! Aux yeux de leur communauté, elles appartiennent toujours à un mariage «céleste», non reconnu par le gouvernement. Aux yeux de l'État, elles sont membres d'un mariage homosexuel parfaitement légal.

«Ce mariage a causé tout un choc dans la communauté», dit Angela Campbell. Mais à la longue, les fidèles de L'Église fondamentaliste des saints des derniers jours ont fini par tolérer ce drôle de couple.

Un monde de femmes

Malgré l'inévitable jalousie, les femmes d'un «mariage multiple» trouvent souvent plus de gratification avec leurs coépouses qu'avec leur mari, plutôt absent. «Mes soeurs-épouses sont comme mes meilleures amies, je fais plus de choses avec elles qu'avec mon mari. Parfois je pense que je suis davantage mariée avec mes coépouses qu'avec lui», a confié une des femmes qui ont participé à la recherche de Mme Campbell.

Un des avantages de cette pluralité: les femmes peuvent faire front commun contre le mari. «Je compatis avec les gars, ils sont très minoritaires même quand ils n'ont que deux épouses», a noté une autre femme.

Souvent, les femmes ont la mainmise sur les finances du ménage, elles partagent le fardeau des factures et décident collectivement de leurs dépenses. «On s'assoit ensemble et on décide, le gars n'en a pas la moindre idée, il est au travail», a révélé une de ces femmes.

Jalousie, tensions

Tout n'est pas idyllique, loin de là. «C'est difficile quand votre mari est avec une autre femme, il faut juste essayer de ne pas y penser, ou se dire que vous êtes sa favorite», a dit une femme de Bountiful.

D'autres ont mentionné les aléas de la vie communautaire et les tensions qui naissent quand votre coépouse ne partage pas votre enthousiasme pour le ménage, par exemple.

Une jeune femme a raconté avoir subi beaucoup de pression pour se marier, alors qu'elle voulait poursuivre ses études. Elle a tenu le coup jusqu'à 20 ans avant de céder.

Mais ces femmes sont-elles amoureuses de leur mari? «Il y a tous ces livres sur le romantisme et l'amour, mais la vie, c'est plus que ça», a confié une des femmes, ajoutant qu'un bon mariage «exige du travail».

Certaines trouvent d'ailleurs incongru que leur mode de vie soit rejeté, alors que la société accepte les amours adultères. Pourtant, a noté une femme, la seule différence entre les femmes trompées à leur insu et les mariages polygames, «c'est que moi, je suis au courant!»

En représentant Bountiful comme une bulle «monolithique, hostile, perverse et cloîtrée», on renforce les arguments en faveur de la prohibition de la polygamie, conclut Angela Campbell. «Mais quand on réalise que les habitants de Bountiful nous ressemblent à bien des égards, ça devient plus difficile de justifier que leur mode de vie puisse leur valoir la prison.»

 

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Bountiful

Bountiful, petite ville de Colombie-Britannique, compte un millier d'habitants. Ils sont membres d'une secte mormone dissidente qui refuse d'abandonner la polygamie.

En 2002, la mort du prophète Rulon Jeffs a entraîné un litige de succession à la suite duquel la communauté s'est scindée en deux. D'un côté, les fidèles de Warren Jeffs, fils de Rulon. De l'autre, ceux de Winston Blackmore, considéré comme plus «progressiste».

La juriste Angela Campbell a interviewé en grande majorité des femmes appartenant à la «branche Blackmore».