Non, porno ne rime pas qu'avec macho. Beaucoup de femmes - une sur quatre -, en consomment aussi, parfois en cachette, parfois pas. Pause en a rencontré cinq, pour faire le point sur une consommation taboue, méconnue et néanmoins bien réelle.

Cinq femmes et un film porno

MASTURBATION

« Tu finis toujours la main dans la culotte », dit Natacha, en parlant de ses premiers contacts avec la littérature érotique à l'adolescence. Maintenant âgée de 38 ans, elle a troqué les mots pour les vidéos pornos, mais elle finit encore la main dans la culotte. « C'est toujours :  excitation, masturbation, orgasme », résume-t-elle. L'idée, c'est d'assouvir une pulsion. « Je regarde de la porno parce que je n'arrive pas à me construire des scénarios imaginaires, ajoute-t-elle. Je dois me concentrer sur des images. » Se masturber, c'est aussi ce qu'ont en tête Annick et Clémentine lorsqu'elles vont sur des sites osés. Elles ne le font pas chaque fois, par contre. Annick décroche dès qu'elle tombe sur une image qui la heurte. Des filles qui ont l'air trop jeunes, par exemple. Clémentine, elle, perd parfois l'intérêt en cours de route. « Ça ne m'excite pas toujours, dit-elle, et ce n'est pas aussi excitant que dans la vraie vie. » Natacha estime important d'avoir une sexualité en solo. « [La porno], c'est la partie de ma sexualité qui m'appartient à moi toute seule », dit aussi Émilie, 62 ans.

TABOU

Il n'y a pas l'ombre d'un doute : la consommation de pornographie par les femmes est taboue, selon celles qui se sont confiées à La Presse+. « Je n'en parle jamais. Oui, c'est tabou, tranche Annick. Est-ce que ça se peut que quand on dit porno, on pense tellement sale qu'on n'a pas le droit de s'intéresser à ça ? » Clémentine, 21 ans, croit plutôt que le silence entourant la consommation d'images XXX par les femmes tient au fait que la masturbation féminine est, elle aussi, très taboue. Émilie juge néanmoins que les choses sont en train de changer. « Les femmes sont encore en train de se libérer sexuellement et de prendre elles-mêmes leur plaisir en main, observe-t-elle. À un moment donné, on va être moins scandalisé de voir des femmes regarder de la pornographie. » Elle demeure néanmoins discrète quant à sa consommation de porno. «  [Mon chum] sait plus ou moins que j'en regarde, dit-elle. Ce n'est pas un sujet de discussion entre nous. Mais je n'efface pas toujours mon historique de navigation. »

FAST-FOOD

L'un des arguments des détracteurs de la pornographie est que ce milieu est non seulement machiste, mais qu'il repose aussi sur l'exploitation du corps de la femme. En regarder, est-ce cautionner ce système ? Suscite-t-il un malaise si on est soi-même une femme ? « Des fois, ça m'achale, admet Émilie. Ça ne m'empêchera pas d'en consommer, mais ça me fatigue. » Natacha trouve qu'il y a un côté fast-food à la consommation de porno. Et comme après avoir engouffré un trio frites-hamburger-Coke, elle peut ressentir un certain dégoût. « C'est sûr que, des fois, je me sens mal après avoir regardé des trucs, dit-elle. Il faut que tu te changes vite les idées. Mais on est quand même attirée par ça. » Consommer de la porno est un geste égoïste, croit Clémentine. « J'ai le même sentiment que lorsque je pense aux enfants qui fabriquent nos vêtements... mais que je tombe en amour avec un manteau, explique-t-elle. Et puis, souvent, on se dit : c'est là et que je clique ou non sur le lien, les images vont être là quand même. »

IMPACTS

Est-ce symptomatique d'une génération (élevée avec l'internet) ou tout simplement parce que ses souvenirs sont les plus récents ? Toujours est-il que Clémentine, 21 ans, est la seule à faire un lien direct entre sa mauvaise « première fois » et la « porn ». « Je n'ai pas éprouvé de plaisir parce que j'étais trop concentrée à faire plaisir », nuance-t-elle. Sexe oral, éjaculation, dodo, le schéma typique de la scène porno - « c'est tout ce que je connaissais, dit-elle. Ça m'a pris du temps avant de pouvoir avoir un orgasme... » Toutes les femmes sont d'ailleurs inquiètes pour leurs enfants. « Je ne veux pas que mes fils pensent que la sexualité, c'est ça, souligne Annick. Je leur dis : il n'y a pas une madame qui va vouloir se faire traiter comme ça ! » « Un enfant de 12 ans n'est pas prêt à recevoir des images comme ça », renchérit Isabelle. Toutes inquiètes, mais pas une n'a encore pris de mesure concrète pour limiter l'accès à certains sites sur l'internet...

BONUS

Mais au-delà du tabou, si elles continuent de consommer, c'est que quelque part, elles y prennent leur pied. « Si tu commences à te mettre des limites, tu censures tes pulsions », fait valoir Annick. Parce que la porno alimente plusieurs fantasmes, que certaines aimeraient un jour réaliser (« Si j'ai envie d'une femme ? Ce n'est pas dit qu'un jour, ça n'arrivera pas », confie Émilie), ou pas (« un fantasme, faut que ça reste un fantasme », tranche Natacha). Et aussi parce que la porno met de temps en temps du piquant dans leurs ébats. « C'est juste le fun, les images qui me reviennent », reprend Émilie. En prime, la porno peut aussi servir d'éducation. Le saviez-vous ? Certains sites proposent carrément des vidéos d'information, signale Annick, à la surprise générale. Sur la fellation, où et comment placer ses mains, etc. « J'ai appris plein d'affaires, il y a des vidéos très instructives ! »

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Nos cinq participantes

Clémentine, 21 ans, en couple

Clémentine est tombée sur de la porno « très tôt » vers 12 ou 13 ans, sur l'internet. C'est ainsi qu'elle a découvert ce qu'elle « croyait » être la sexualité ». « Je trouve ça tôt », souligne-t-elle. D'autant plus que les scènes visionnées étaient plutôt « trash ». « Une fille avec un cheval, c'est choquant quand tu n'as jamais vu de pénis en vrai! » Aujourd'hui, elle a un partenaire régulier et n'en regarde du coup presque plus. Quelques fois par mois, maximum. « Souvent la même chose, des trips à trois avec deux filles, parce que c'est plus doux. Moi, la violence, la domination, ça m'éteint. »

Natacha, 38 ans, en couple avec une femme

Natacha a découvert la porno très jeune, vers 9 ou 10 ans, en tombant sur les magazines de ses parents, Bleu Nuit, des cassettes Bêta et des films XXX sur Super Écran. Aujourd'hui, elle consomme périodiquement, par vagues, parfois jusqu'à quatre fois par semaine. « C'est comme une drogue », dit-elle. Son truc? Un peu de tout, des scènes « hard », « trash », entre gais ou hétéros. Tout sauf des scènes lesbiennes (« je garde ça pour ma blonde »). Ce qu'elle aime par-dessus tout: « Entendre une femme jouir, j'adore ça. »

Isabelle, 39 ans, célibataire

« Moi, je viens d'une famille hyper judéo-chrétienne, dit-elle. La sexualité n'était pas un sujet dont on parlait ouvertement. » Isabelle a eu sa première relation à 15 ans, et c'est avec ce garçon qu'elle a découvert la porno également. « J'ai regoûté à plusieurs reprises, mais ça ne m'a jamais tellement allumée. » Elle souligne aussi qu'elle ne se voit pas vivre avec un homme qui en consomme. Du moins pas régulièrement. « Si c'est son mode de sexualité, ça ne m'intéresse pas. Je vois mal comment je pourrais le satisfaire sexuellement. »

Annick, 40 ans, séparée

Elle ne se souvient pas de son premier contact avec la porno, mais se rappelle clairement que chez elle, les livres - que ce soit de sexualité ou de philosophie, sans distinction - traînaient partout. Les films de Super Écran, Bleu Nuit, « c'était là, disponible, pas caché, accessible ». Aujourd'hui, elle consomme de pas du tout à quatre fois par semaine, des vidéos tantôt de gais, tantôt de couples, « jamais les mêmes affaires ». Par contre, jamais de violence, et surtout, jamais, jamais de scènes avec des jeunes filles dites « barely legal ». « Ça, ça m'écoeure... Ça m'éteint complètement. »

Émilie, 62 ans, en couple

Elle a découvert l'univers de la porno à 12 ans, en feuilletant les Playboy des parents chez qui elle gardait. « J'allais tout le temps fouiller dans leur table de chevet! », se rappelle-t-elle en riant. Aujourd'hui, elle consomme de temps en temps, directement sur son iPad, généralement au lit, à côté de son conjoint endormi. Elle recherche toujours le même genre de scènes : deux femmes qui se caressent, des couples sur la plage ou encore dans un bar. À noter : elle peut passer des mois sans en regarder.

Que regardent les femmes?

LA PORNOGRAPHIE DANS LE MONDE

79 milliards: nombre de vidéos vues en 2014

5800 visites à la seconde

24 % de femmes

92 %: Les femmes ayant eu plus de quatre partenaires sexuels dans leur vie sont plus susceptibles d'avoir regardé de la pornographie (92 %) que celles qui n'en ont eu qu'un seul (65 %).

1 sur 2: La moitié des femmes ayant déjà regardé de la porno l'ont fait seule (contre 91 % des hommes). Elles sont toutefois plus nombreuses à avoir vu des films XXX en couple (62 %) que les hommes (54 %).

(Source: Year in Review, Pornhub 2014. Les Français, les femmes et les films X, IFOP, 2012)

QUE VEULENT LES FEMMES?

Les 10 catégories les plus vues par les femmes:

Lesbian (lesbienne)

Gay (homme gai)

Teen (jeune fille)

For women (pour femmes)

Ebony (noir)

MILF

Squirt (éjaculation féminine)

Anal (relation anale)

Mature

Big dick (gros membre)

Les 10 catégories les plus vues par les hommes: 

Teen (jeune fille)

MILF

Mature

Ebony (noir)

Anal (relation anale)

Lesbian (lesbienne)

Gay (homme gai)

Big tits (gros seins)

Amateur

Squirt (éjaculation féminine)

(Source: Year in Review, Pornhub, 2014)

LES FEMMES C. LES HOMMES

Les 5 catégories les plus recherchées par les femmes, à comparer aux hommes: 

For women (pour femmes): + 202 %

Lesbian (lesbienne): + 155 %

Solo Male (homme solo): + 135 %

Hardcore (hardcore): + 113 %

Rough sex (sexe brutal): + 106 %

(Source: Insights, More of What Women Want, Pornhub, 2014)

LE SAVIEZ-VOUS?

La porno, la sexologue et coach sexuelle Renée Lanctôt, elle, en conseille à ses patients. Pardon: ses patientes. « De nombreuses femmes qui me consultent souffrent d'un trouble de désir sexuel, signale la sexologue, établie à Vancouver. Mon rôle, c'est de leur donner des trucs pour planter les graines du désir. » Et la porno, oui, peut contribuer ici à les « allumer ». Ses clientes sont généralement surprises, notamment parce que le discours public a tendance à associer porno à dépendance. « Mais ce n'est pas parce que je suggère de prendre un verre de vin que vous allez devenir alcoolique. Ça va plutôt vous aider à vous détendre, dans un contexte social. » Idem pour la porno. Elle conseille d'ailleurs à ses clientes des films « faits par des femmes, pour les femmes », notamment de la maison de production Candida Royalle, typiquement plus soft, avec un scénario, des émotions, et surtout une image positive de la femme, précise la thérapeute, membre de l'American College of Sexologists.

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Porno féministe, pour ou contre?

Faut-il envisager une autre porno pour les femmes, pourquoi pas une porno féministe, faite par et pour des femmes? La porno serait-elle du coup moins taboue? Deux expertes se prononcent.

CONTRE

Agnès Giard, anthropologue, chercheuse et auteure du blogue Les 400 culs (à Liberation.fr)

« N'en déplaise aux idéalistes, il serait faux de penser que le porno serait meilleur [plus éthique] s'il respectait la bienséance où s'il avait un plus grand souci d'authenticité », croit Agnès Giard. L'anthropologue et chercheuse constate qu'il y a dans le spectacle de la porno quelque chose de trouble puisqu'il est dominé par les « clichés les plus éculés, mais aussi les plus sexistes et racistes ». L'essence du porno, selon elle, c'est précisément cette transgression.

Offenser, c'est dans la nature du porno et c'est même ce qui en fait un instrument « libératoire, si efficace, de nos masturbations », avance-t-elle. Plus que de porno « par ou pour les femmes », elle croit qu'il faut d'abord de la pornographie plus diversifiée (plus de queer, de renversement des jeux de rôles habituels, etc.) pour élargir au maximum la palette des pratiques sexuelles représentées.

Agnès Giard a toutefois du mal avec l'idée de la porno « par et pour » les femmes. Ce qui reviendrait, selon elle, à imposer une distinction entre ce qui est bon (la porno de femme) et mauvais (porno mainstream « soi-disant aux mains de machos stupides »). Elle croit même que le label « porno féministe » a quelque chose de dangereux, y compris pour les féministes.

L'argument selon lequel la pornographie réduit les femmes à des objets sexuels lui semble aussi réducteur. « Serait-il dévalorisant pour une femme de baiser? Serait-il dévalorisant qu'elles s'offrent gratuitement à des inconnus? », demande-t-elle.

« Voilà au fond ce qui fait scandale dans le X: que les femmes (comme les hommes, d'ailleurs) se conduisent comme des salopes en rut. Pour moi, il y a dans cette "saloperie" une forme de délivrance. »

Elle ne nie pas qu'il existe de la porno grossière, misogyne et « écoeurante de muflerie brutale ». Elle estime cependant que certaines images jugées dégradantes constituent d'abord un code cinématographique. L'image de l'éjaculation au visage, très présente dans le porno hétéro, serait aussi répandue dans le cinéma gai où elle sert aussi à illustrer la jouissance des amants. « Peu importe qu'elle soit absurde, précise Agnès Giard, c'est une image efficace. »

L'anthropologue envisage le cinéma X comme un film de genre, au même titre que le film d'horreur. Ainsi, si un film d'horreur est un prétexte pour montrer des massacres, le X est un prétexte pour montrer des scènes de sexe. « Les codes du X, totalement irréalistes, reposent sur l'idée que le sexe est sans danger, sans lendemain, sans responsabilité. Les spectateurs le savent, dit-elle. Il ne faut pas les prendre pour des imbéciles. »

>>> Consultez le blogue Les 400 culs: http://sexes.blogs.liberation.fr

POUR 

Martine Delvaux, professeure de théorie féministe à l'UQAM

Si la porno est taboue chez les femmes, avance Martine Delvaux, c'est parce qu'elle est « trash ». « Faute de mieux, les femmes en consomment, mais elles ont honte de le dire, dit-elle. Je pense que c'est l'objet lui-même qui est honteux, plutôt que l'acte. » Honteuse, la porno, notamment parce qu'elle est dégradante pour les femmes, mettant régulièrement en scène des éjaculations masculines à l'extérieur du corps féminin. « C'est ce qui vend, poursuit-elle, mais cela implique aussi une série d'actes sur la femme, une mise en spectacle de la sexualité. » Ici, très souvent, la femme n'est qu'objet, une « planche », « soumise », dont le rôle n'est que de permettre « la jouissance de l'homme ».

La professeure de littérature féministe rappelle à ce sujet que des femmes se sont souvent prononcées pour dénoncer ces actes, non pas pour condamner la porno en général, mais plutôt pour condamner cette porno « destinée à un public masculin » en particulier. On pense à la vague dite « post-porno », avec les Annie Sprinkle, Nina Hartley et autres Candida Royalle, des « versions féministes de Hugh Hefner », qui ont choisi de faire une pornographie tout autre: avec un récit, des émotions, des fantasmes multiples, des personnages aux corps variés, se réappropriant ce faisant les représentations du sexe et des pratiques sexuelles, bref, « quittant la sexualité imposée, confisquée, fliquée, normée ». Objectif?

« On ne veut pas éliminer la porno, mais en faire une meilleure. » 

- Martine Delvaux, professeure de théorie féministe à l'UQAM

Cette porno dite « positive » ou « féministe » a aussi été revendiquée par un groupe de réalisatrices danoises, membres d'une boîte appartenant à Lars Von Trier: Puzzy Power. En 1998, elles ont carrément signé un « manifeste », s'engageant à ne jamais montrer de femmes à genoux, dans une position de soumission imposée à faire une fellation (typiquement les cheveux tirés par l'arrière), et proposant à l'inverse des scénarios érotiques, une esthétique, même un certain humour, avec l'objectif d'interpeller un public jusqu'ici négligé: les femmes. « Il ne s'agit pas de faire de la porno édulcorée dans laquelle il ne se passe rien, nuance Martine Delvaux, mais au moins nous amener ailleurs. Non pas réduire, mais élargir le spectre. Parce que la porno, actuellement, nous prend pour des imbéciles, conclut la féministe. On réduit les êtres humains à des machines. Comme si on ne savait pas que la sexualité était beaucoup plus complexe que ça... »