Le film Gabrielle, qui raconte l'histoire d'amour entre deux déficients intellectuels, a ému tout le Québec et pourrait triompher demain au gala des Jutra. Oui, dans la vraie vie, de telles histoires d'amour existent vraiment. Mais la sexualité des personnes déficientes reste un très grand tabou. Certains parents en ont si peur qu'ils cherchent à faire stériliser leur jeune, dans la plus totale illégalité. Et ce déni du sexe a des conséquences parfois dramatiques, exposant les personnes déficientes à un risque accru d'être victimes d'agressions sexuelles.

Jocelyn et sa femme se rendront bientôt dans un hôpital québécois avec leur fils Justin, 16 ans, déficient intellectuel. Justin va passer sous le bistouri d'un urologue. Motif officiel: on va lui décoller la peau du prépuce. Motif officieux: Justin va subir une vasectomie.

Jocelyn, ce n'est pas le vrai nom de l'homme que nous avons rencontré. Justin ne s'appelle pas Justin non plus. Mais cette vasectomie programmée, qui se déroule totalement en marge de la légalité, est bien réelle. Jocelyn tient à ce que son fils déficient soit vasectomisé pour éviter qu'il n'engendre lui-même un enfant.

«J'en arrache au boutte dans la vie! Comment on ferait pour élever un autre enfant? Pour nous, ce serait dévastateur. En aucun cas, on ne veut se retrouver grands-parents et être obligés de garder ces enfants-là», dit-il.

Jocelyn a consacré une partie de sa vie aux soins de son fils, déficient intellectuel moyen mais surtout grand épileptique, qui a dû subir des opérations majeures pour soigner son mal.

Récemment, Jocelyn a constaté que la sexualité de son fils est en éveil. Les parents ont dû expliquer à leur ado que la masturbation se pratique en privé. «Un jour, il va pouvoir sortir avec des filles, il va y avoir des partys et ils n'ont pas trop d'inhibitions. Ce n'est pas impossible qu'il mette une fille enceinte.»

Les deux parents ont parlé à des généralistes, puis des spécialistes. «Certains médecins sont compréhensifs. On n'est pas les premiers à arriver avec cette demande-là», dit Jocelyn.

Une pratique réelle

Carole Boucher est sexologue et travaille depuis 25 ans dans le milieu de la déficience intellectuelle. Elle est formelle. «Oui, il y a des médecins qui font des stérilisations malgré les lois, qui sont très claires sur le consentement, dit-elle. On invoque toutes sortes de raisons pour pratiquer une ligature des trompes, et j'irais même plus loin: certains médecins vont jusqu'à pratiquer des hystérectomies.»

Jamais les noms des médecins «complaisants» ne sont évoqués officiellement, explique Mme Boucher. «Mais peut-être que les parents se les passent. On ne peut pas suivre chaque parent dans le bureau du médecin.»

Récemment, Mme Boucher a rencontré un couple qui réclamait une vasectomie pour leur fils. «Le jeune avait découvert la masturbation, et tout de suite les parents disaient: il va faire un enfant à une fille. Il a fallu éduquer ces parents-là: ce n'est pas parce qu'on se masturbe qu'on va avoir des relations sexuelles avec tout le monde.»

Un secret de Polichinelle

Dans le milieu, la stérilisation de la clientèle est un secret de Polichinelle. «Il y a encore de la stérilisation chez notre clientèle. Ça arrive que les parents tentent de faire stériliser leur fille. Ça peut se faire. Il y a toutes sortes de moyens. On n'a pas de statistiques, mais on le sait», confirme Carole Costo, chef des processus cliniques au Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Montréal.

Régulièrement, les collègues de Mme Costo qui travaillent avec la clientèle souffrant de déficience recueillent des témoignages sur la stérilisation. «Ce sont surtout des filles qui ont eu la grande opération, dit-elle. Ça sécurise les parents.» Des parents qui craignent les agressions sexuelles ou les grossesses.

«Nous, on est en faveur de l'autodétermination. Quand on demande à une personne déficiente si elle accepte la stérilisation, est-ce qu'elle comprend bien? Est-ce qu'on a pris le temps de lui expliquer les conséquences?», se demande Mme Costo.

Des demandes irrecevables

Éthiquement, de telles demandes de stérilisation formulées sans motif médical par des parents sont irrecevables, souligne Stéphane Bolduc, urologue pédiatrique au Centre hospitalier universitaire de Québec.

«Pour une fille, il y a beaucoup d'options de rechange à la stérilisation: la pose d'un stérilet, les injections contraceptives aux trois mois», explique-t-il. C'est ce genre de solutions qu'on propose aux parents lorsqu'ils arrivent avec une demande de stérilisation.

Le Dr Bolduc dit avoir lui-même eu de telles demandes. «Si l'enfant peut manifester son désir, c'est lui qui décide. S'il dit non, c'est non.» Si l'enfant ne peut pas donner son consentement, «le dilemme est plus complexe», mais le comité d'éthique de l'hôpital sera alors appelé en soutien. Le cas récent d'une patiente de 15 ans s'est ainsi posé au CHUQ.

«Les parents ont refusé d'aller rencontrer le comité d'éthique. Ça s'est terminé là. Stériliser quelqu'un, ce n'est pas un acte simple et sans conséquence.»

Le Dr Bolduc admet cependant que certains médecins peuvent être moins... regardants sur les principes éthiques. «Évidemment, ça fait partie du niveau de standards éthiques. Certains sont capables de conter des mensonges, d'y croire et de trouver ça acceptable.»

Ce que dit le droit

1. Il faut d'abord se demander si la stérilisation est un soin requis sur le plan médical, explique le professeur Alain Roy, de la faculté de droit de l'Université de Montréal. «Le soin doit être requis pour la santé de la personne, et non le bien-être des proches», précise-t-il.

2. Si la stérilisation n'est pas médicalement requise, le personnel médical doit évaluer si la personne atteinte de déficience est apte à comprendre la nature de l'intervention et ses conséquences.

3. Si la personne est jugée apte et accepte, l'opération peut avoir lieu.

4. Si la personne est inapte, ou lorsqu'elle refuse, un tribunal doit autoriser l'intervention. Or, la jurisprudence pèse lourd contre la stérilisation: un jugement de la Cour suprême de 1986 a interdit qu'une telle opération soit subie par une jeune fille prénommée Ève. En 1998, la Cour supérieure a aussi empêché la stérilisation d'une patiente de 19 ans, que sa mère voulait faire stériliser, avec l'appui du neurologue traitant.