D'aussi loin qu'il se souvienne, Damien a toujours eu le sentiment d'être un garçon emprisonné dans un corps de fille.

Petit, quand il allait à la piscine, il demandait à sa maman pourquoi elle l'emmenait dans le vestiaire des filles. «Parce que tu es une fille», lui disait sa mère.

Damien, qui s'appelait alors Katryn (*), était convaincu qu'il n'était pas une fille. Comment pouvait-il le savoir? «Ça se sent. C'est un sentiment profond. Un aveugle sait s'il est homme ou femme sans voir son corps.»

J'ai rencontré Damien dans un café du Vieux-Montréal, peu de temps avant son intervention de changement de sexe. Au téléphone, sa voix ne laissait planer aucun doute sur son identité masculine. Pas eu le moindre doute non plus en le voyant assis devant moi. S'il ne m'avait rien dit, je n'aurais rien deviné. Ce qui n'a rien d'exceptionnel. La majorité des personnes transsexuelles sont absolument invisibles dans la société. Celles qu'on identifie sont souvent en début de parcours.

Damien a 26 ans. Fonceur et attachant. Un humour noir de survivant. Les gens qui le croisent tous les jours ne savent rien de son passé féminin. Et il préfère qu'il en soit ainsi. Il travaille dans la construction, un milieu très macho. Il craint que sa réalité n'y soit pas «socialement acceptable».

Tête de Turc

Son enfance, il la résume par un mot: l'enfer. «J'en ai mangé, des volées. Les enfants peuvent être très, très méchants.»

Il n'avait pas d'amis. Il ne trouvait sa place nulle part. Autour de lui, on voyait bien qu'il était différent sans jamais comprendre pourquoi. On lui a fait consulter des spécialistes. En 6e année, le travailleur social de l'école à qui il s'est confié lui a dit que c'était «juste une phase».

Dès lors, Damien a décidé de se taire et d'attendre. Attendre que l'ouragan de l'adolescence passe. Tenter de survivre jusqu'à 18 ans pour ensuite pouvoir faire ce qu'il voulait.

Il a vécu une adolescence sombre. Il avait peu d'estime de lui-même. Il était la tête de Turc de ses camarades. On lui disait qu'il était laid, qu'il était un loser, qu'il n'était pas un vrai gars, qu'il n'était pas une vraie fille. On lui disait qu'il ne méritait pas de vivre. Il avait des idées suicidaires. «Je ne voulais pas vraiment mourir. Je voulais juste que ça arrête.»

Il a encaissé les coups en silence. Il ne se confiait qu'à son journal. «Ça semble tellement facile d'être soi-même, écrivait-il. Pourquoi pour moi il y a toujours des étapes de plus? Pourquoi le mal que je ressens est-il plus profond qu'un simple mal-être?»

Il s'est construit une carapace. Il portait deux chandails et un survêtement pour cacher ce corps dont il ne voulait pas. Il portait des bandes élastiques pour écraser ses seins. Il essayait toujours de construire ses phrases de façon à éviter l'emploi d'un pronom féminin. Il était (et est toujours) attiré par les filles, mais n'a jamais senti qu'il était doué pour les relations de couple.

En silence dans son coin, Damien était en «mode survie». Il avait toujours avec lui un sac à dos avec un peu de nourriture, des vêtements de rechange et un petit canif. Il a passé des nuits à regarder le plafond. Des nuits dehors aussi. «Je pensais beaucoup trop. Je lisais de la philo.»

La lecture l'a sauvé. «Quand on lit, il peut y avoir une bombe nucléaire à côté, on ne l'entend pas. Plus rien n'existe.»

Il se souvient du Grand Cahier d'Agota Kristof. L'histoire de ces jumeaux qui décident de s'endurcir et de ne plus avoir de sentiments. «Pour m'endurcir, je faisais juste m'anesthésier mentalement. Je n'avais pas de sentiments premiers.»

Hasard et épiphanie

À 19 ans, Damien a entendu par hasard le témoignage d'un jeune homme transsexuel qui vivait une transition de femme à homme. Pour la première fois de sa vie, il avait devant lui quelqu'un à qui il pouvait s'identifier. «C'était comme une épiphanie.»

Le jeune homme l'a dirigé vers quelques sites web. Damien a enfin pu mettre des mots sur ce qu'il vivait. Il a consulté. Le diagnostic est tombé: dysphorie du genre. C'est ainsi que l'on nomme la souffrance de ces gens qui ont toujours eu le sentiment d'être nés dans le mauvais corps. Une souffrance pour laquelle il existe des traitements: l'hormonothérapie et les interventions de changement de sexe.

Du jour au lendemain, Damien a décidé de se libérer de la petite case dans laquelle il se sentait enfermé. Il n'était plus capable d'entendre son nom de naissance. En quelques mois, il a multiplié les sorties du placard. Un soir de réveillon en famille, entre la tourtière et le dessert, il a demandé la parole. «O.K. tout le monde! Je dois vous dire quelque chose. Je suis un homme. Je me suis toujours senti comme ça. Personne ne le savait, pas même mes parents. Je suis la même personne que vous avez connue avant. Mais au lieu de dire elle, j'aimerais que vous disiez il et que vous m'appeliez Damien. Si vous voulez en jaser, pas de problème, je vais répondre à vos questions.»

Il n'y a pas eu de hauts cris. Mais pour ses parents, à qui il avait annoncé la chose peu de temps avant, il y a eu une période d'adaptation difficile. «Ils voulaient juste que je sois heureux. Ils ne comprenaient pas les raisons pour lesquelles je me donnais autant de mal.»

Ses parents avaient de la difficulté à l'appeler par son nouveau nom. Ils avaient du mal à dire «il». Après quelques mois, Damien leur a lancé un ultimatum: il a menacé de ne plus leur parler s'ils ne faisaient pas plus d'efforts. Il n'y avait pas que lui qui vivait une transition. Toute sa famille en vivait une aussi. Sa grand-mère paternelle, très religieuse, disait que Jésus n'aurait pas pu accepter ça. Damien a pleuré avec elle. Le temps et l'amour ont fait leur oeuvre. La grand-maman a fini par accepter en se disant: «C'est mon petit-enfant, je l'aime comme il est.»

Pas un choix

Lorsqu'il a commencé à prendre de la testostérone, Damien a définitivement enterré Katryn. Sa voix est devenue plus basse. Son corps est devenu plus masculin. Sa peau, plus rude. Il a commencé à avoir de la barbe.

Sur les conseils d'une amie transsexuelle, il a quitté le Québec pour la Colombie-Britannique, où les services pour les transsexuels sont plus accessibles. Là, il savait qu'il ne serait pas vu comme un extraterrestre. Il a subi une mastectomie. Puis, une hystérectomie. Il a pu aussi faire changer officiellement son nom et ses papiers d'identité beaucoup plus facilement que s'il avait entrepris les mêmes démarches au Québec.

Damien n'a pas le sentiment d'avoir changé. Son histoire n'est pas celle d'une femme qui est devenue un homme. «Je n'ai pas changé de genre. Il y a juste mon corps qui a changé.»

De retour au Québec, il a pu subir une phalloplastie le mois dernier, la dernière étape de son processus de transition. Depuis 2009, cette opération, reconnue comme un traitement médical essentiel, est offerte au Québec.

On ne choisit pas de subir une intervention de changement de sexe par caprice. Pour Damien, c'est une question de vie ou de mort. «La vie que je veux mener ne pouvait commencer tant que je n'avais pas fait ça.»

Il lui arrive parfois de croiser d'anciens camarades d'école qui ne comprennent pas, qui croient savoir mieux que lui qui il est. Damien ne leur demande pas de comprendre. Il leur demande juste de l'accepter comme il est.

On ne devient pas transsexuel. On l'est. S'il avait pu choisir, Damien n'aurait jamais choisi une telle voie. Personne ne choisit toute cette souffrance et ces sacrifices.

*Les noms sont fictifs, l'histoire ne l'est pas.

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CHANGEMENT DE SEXE

249 Nombre de demandes de changement de la mention du sexe dans les registres civils du Québec depuis 1996.

108 Nombre de patients québécois ayant subi une opération de changement de sexe depuis janvier 2010. 93 femmes et 15 hommes

Pour être admissible, il faut:

> avoir vécu en homme ou en femme (selon le cas) durant au moins 12 mois consécutifs

> obtenir la recommandation de deux spécialistes

> avoir été suivi par un psychologue/sexologue spécialisé

> être suivi pour une thérapie hormonale

Sources: Direction de l'état civil, Centre métropolitain de chirurgie plastique et MSSS

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DE FEMME À HOMME, PHALLOPLASTIE

1. Opération en trois étapes, sur une période d'un an.

Avant d'avoir la phalloplastie, le patient devra subir une hystérectomie et une mastectomie.

Création d'un pénis et d'un scrotum. L'opération est faite par trois chirurgiens.

Durée: six heures

> Une partie de la peau de l'avant-bras ainsi que les nerfs et les vaisseaux sanguins sont utilisés pour construire l'urètre, le gland et le corps du pénis.

> La cavité vaginale est refermée. La vulve est transformée en scrotum. Les nerfs clitoridiens et de la région de l'aine serviront à donner la sensibilité du pénis. On crée de la circulation sanguine. Une greffe de peau, prélevée à la cuisse, recouvre la zone donneuse de l'avant-bras. La cuisse guérit seule.

2. Après six mois, mise en place de prothèses testiculaires. Petite intervention sous anesthésie locale.

3. Un an plus tard, mise en place d'un implant érectile.

Il s'agit d'une prothèse hydraulique. Deux cylindres sont placés dans le pénis et raccordés à un réservoir d'eau saline. Le réservoir est placé derrière l'os pubien, juste au-dessus de la vessie. Il est activé au moyen d'une pompe située dans la région de l'aine. La pompe permet un transfert de liquide du réservoir vers les cylindres. Cela donne un allongement et un durcissement qui permet des relations sexuelles complètes.

Source : le Dr Pierre Brassard, Centre métropolitain de chirurgie plastique

Résultat:

«Dans la douche des hommes, ça passe. Mais dans une vie intime, ça demande une explication.» Le Dr Pierre Brassard