14 avril 1980. France Delisle fonde un établissement révolutionnaire à l'époque: un bar de danseurs nus, pour femmes seulement, au 281, rue Sainte-Catherine Est. Trente ans plus tard, le bar, qui a depuis déménagé - mais gardé son nom, désormais consacré -, continue d'attirer les foules. Mais pas tout à fait les mêmes. Portrait d'un bar mythique, témoin malgré lui de l'émancipation des femmes.

«Je ne pense pas que mon père aurait cru que ça puisse durer aussi longtemps.»

Annie Delisle n'a que 10 ans quand son père, un homme de «divertissement» qui possède déjà un bar de danseuses à un coin de rue de là, ouvre, au 281, rue Sainte-Catherine Est, le premier bar du genre du pays: un bar de danseurs nus, pour femmes seulement (les hommes devant obligatoirement être accompagnés).

 

Fait cocasse, avant son bar de danseurs, France Delisle tenait à la même adresse un bar de danse sociale, transformé quelques mois en bar de danseuses, pour ensuite se reconvertir en bar de danseurs!

C'est tellement nouveau, à l'époque, que l'homme a maille à partir avec des fonctionnaires de la Régie des alcools, qui ne comprennent rien de rien au concept du nouvel établissement: «Un bar de danseurs? Mais qu'est-ce que c'est que ce concept-là? Je ne connais pas ça!» se souvient Annie Delisle, qui en rit encore.

«Il faut dire que c'était tellement nouveau, exceptionnel même, comme concept, raconte celle qui a pris les rênes de l'établissement à la mort de son père, en 2003. Pour beaucoup de femmes, le 281 a été perçu comme une revanche!»

 

La «revanche» des femmes

Souvenez-vous: fin des années 70, les femmes sont de plus en plus présentes sur le marché du travail, mais souffrent de grandes inégalités salariales. Les bars de danseuses pullulent. C'est le règne de la femme-objet. Or, avec l'entrée en scène du 281, les femmes ont le sentiment d'un juste retour des choses. «J'ai vu des femmes en entrevue se féliciter: c'était enfin notre tour!»

À noter, à l'époque, la clientèle est sensiblement plus âgée que celle d'aujourd'hui: des femmes de 30 à 40 ans, sur le marché du travail, fatiguées d'être exploitées. «Les femmes venaient de Gaspésie et de Beauce, en autocar, et planifiaient de s'arrêter au 281, se souvient-elle. Non, je ne pense pas que mon père ait pu prévoir ça.»

Pour l'ouverture de son bar, France Delisle place une petite annonce dans le journal. La réponse est monstre. «Mon père disait souvent à la blague que la première file au 281, ça a été une file d'hommes!» Des hommes venus passer une audition se bousculent en effet aux portes. Mais ceux-ci n'ont aucune idée du spectacle à donner. Aucun modèle à suivre. Du coup, les premières représentations mettent en scène des hommes se dandinant sur la scène, ou se tortillant sur des couvertures, à l'image des femmes dans les bars de danseuses. Pire: pour le cinquième anniversaire, les danseurs ont monté un spectacle avec des pompons de majorettes! Zéro érotique pour l'auditoire féminin: «Peut-être que pour les gars, c'était sexy, mais pour les filles, c'était ridicule!»

Fort heureusement, avec les années, les spectacles se sont améliorés et les danseurs ont compris ce qui allumait davantage les femmes. Et ça aussi, ça a changé avec les années. Ainsi, aux débuts, «le poil était à l'honneur»: les danseurs portaient fièrement la moustache, affichaient leurs torses poilus, la coupe Longueuil, en portant toujours des bottes de cowboy, un g-string et un chandail montrant leur ventre. Dans les années 90 est ensuite venu le règne du corps «soufflé, hyper musclé». Aujourd'hui, les hommes sont plutôt «athlétiques», imberbes, toujours bronzés, et presque tous tatoués ou percés.

Photo: David Boily, La Presse

Des clientes plus exigeantes

Et la clientèle, elle, a-t-elle changé? Beaucoup, répond Annie Delisle. «Les clientes sont plus jeunes, et assez exigeantes.» La moyenne d'âge se situe désormais entre 18 et 30 ans. Exigeantes, les filles? «Avec l'internet, l'hypersexualisation de la société, les jeunes filles ont vécu des expériences parfois heavy. Elles sont souvent blasées. Et avec les nouvelles drogues sur le marché, l'ecstasy, cela implique souvent des «trips» de groupes. Sur scène, on sent qu'elles sont prêtes à voir du hard core.»

Mais ces femmes ne sont peut-être pas à la bonne adresse: «Moi, j'ai des limites, tranche celle qui a la réputation de diriger son équipe comme elle dirigerait une armée. Si la scène est humiliante ou dégradante, je limite. Si c'est vulgaire ou pornographique, je n'en veux pas.»

Son critère? «Si les poils me dressent sur les bras, ça ne passe pas. On a beau me faire croire que les filles aiment ça plus rock'n'roll au lit, moi, je n'y crois pas.»

Du coup, le 281 est davantage un «cabaret érotique» qu'un bar de danseurs: «Il n'y a pas d'isoloirs ici, et il n'y en aura jamais, conclut-elle. Ici, on reste dans le rêve et dans l'imaginaire.»

Photo: David Boily, La Presse