Les études sur la nutrition ? Les gens en mangent. Au point d'en faire une indigestion. Malheureusement, il faut prendre ces études avec un gros grain de sel. Explications.

Un aliment, mille et une conclusions

Le brocoli, c'est bon pour la santé. Des études suggèrent qu'il pourrait protéger contre certains types de cancer, notamment le cancer du foie. Mais voilà, selon d'autres études, le brocoli pourrait avoir des effets néfastes sur la glande thyroïde. En fait, il pourrait peut-être même causer le cancer de la thyroïde.

Ce n'est pas facile de s'y retrouver.

Le problème ne se limite pas à la nutrition. Chaque année, il se publie environ 2,5 millions d'études scientifiques dans le monde. C'est presque 7000 par jour. On peut donc facilement dénicher une étude qui soutient son point de vue... et cinq autres qui l'infirment.

La nutrition constitue toutefois un cas particulier. Les sujets qu'abordent les chercheurs touchent souvent de près les gens ordinaires.

« Monsieur et madame Tout-le-monde, ils en veulent, de l'information sur la nutrition, lance Benoît Lamarche, professeur de nutrition à l'Université Laval et chercheur à l'Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels. Il n'y a jamais eu autant d'émissions sur la cuisine. »

Et ces gens veulent qu'on simplifie les choses.

« Il y a un appétit pour des diables et des dieux diététiques », affirme Yoni Freedhoff, professeur adjoint à la faculté de médecine de l'Université d'Ottawa.

« Le public veut des bons aliments et des mauvais aliments. Ce n'est pas surprenant que dans les médias, on écrive sur la nutrition de cette façon. C'est de cette façon qu'on va chercher des clics. »

- Yoni Freedhoff, professeur adjoint à la faculté de médecine de l'Université d'Ottawa

En outre, les journalistes généralistes sont peu équipés pour décoder les communiqués d'universités prestigieuses et les articles publiés dans les revues scientifiques, ajoute le Dr Freedhoff.

Le problème, c'est qu'on peut difficilement se fier sur les résultats d'une seule étude. « Chaque fois que je vois une grosse étude sur un aliment spécifique, qu'il s'agisse de lait, d'oeufs, d'avocat, d'amandes, je sais qu'on ne peut pas tirer la conclusion que suggère l'étude, affirme le Dr Freedhoff. Il est difficile, et peut-être même impossible, d'avoir des études fiables. »

LES DÉFIS DE LA RECHERCHE 

La recherche sur la nutrition se bute en effet à des défis particuliers. Il est notamment difficile de recueillir des données fiables sur ce que mangent réellement les gens dans le cadre d'une étude.

« Les gens ne se rappellent pas exactement ce qu'ils mangent, ou ne veulent pas révéler ce qu'ils ont mangé », explique le Dr Freedhoff.

Le phénomène se produit notamment lorsque les participants rencontrent une nutritionniste, note Benoît Lamarche. « Il y a une petite gêne à avouer qu'on mange une poutine par jour », indique-t-il.

Résultat, les participants sous-estiment souvent le nombre de calories ingérées. « Ça vient potentiellement créer de la distorsion dans les mesures, les liens que le chercheur veut faire. »

Il y a cependant des façons de contourner ces difficultés, notamment en faisant remplir des questionnaires en ligne.

« L'écran exerce un certain filtre. Les gens sont moins gênés de dire ce qu'ils font vraiment. On a juste à regarder sur Facebook ce que les gens sont prêts à mettre sur leur vie privée, à la vue de tout le monde. »

- Benoît Lamarche, chercheur à l'Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels

Des études plus interventionnistes vont plutôt minimiser ces difficultés en contrôlant directement ce que mangent les participants.

Un autre problème tient au fait que les chercheurs vont parfois interroger les participants sur leur diète au début seulement d'une étude, peut-être une deuxième fois un peu plus tard, et examiner les effets sur la santé après 10 ou 20 ans.

« La diète des gens change avec le temps, ne serait-ce que parce qu'ils acquièrent des habiletés en cuisine, mais aussi pour des raisons médicales », affirme le Dr Freedhoff.

Il est également difficile de faire la part des choses entre l'aliment dont on veut étudier les effets et les nombreux autres facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte.

« Il y a toutes sortes de variables qu'on peut étudier : l'éducation, l'endroit où vivent les gens, l'accès aux soins médicaux ; la liste est longue », observe le Dr Freedhoff.

Benoît Lamarche soutient toutefois que les chercheurs ont développé des façons d'ajuster artificiellement, de façon mathématique, ces facteurs pour en atténuer l'impact.

ÉTUDES SOUS INFLUENCES

D'autres critiques portent sur le fait que certaines recherches sont financées par des industries spécifiques, comme l'industrie laitière ou les producteurs de kale.

« Les données ne sont pas truquées, les chercheurs n'interprètent pas les données de façon différente, soutient toutefois M. Lamarche. Les données sont les données. Le biais n'est pas là. C'est plutôt que l'industrie est intéressée à financer les études qui vont montrer un effet bénéfique sur la santé. Ça fait un paquet de recherches qui ont une lorgnette favorable. »

M. Lamarche se montre également critique en ce qui concerne la pression qui entoure les recherches financées par les organismes publics.

« Il faut montrer que cet argent-là sert à quelque chose. »

- Benoît Lamarche

En présentant sa demande de subvention, le chercheur doit exposer son plan de communication une fois l'étude terminée et les résultats obtenus. Or, ces résultats, s'ils font avancer la science, ne sont pas nécessairement déterminants.

« Nous, les chercheurs, sommes formés pour être le plus rigoureux possible et produire des résultats qui sont potentiellement utiles pour la santé. Mais ce n'est pas une recherche qui va changer les recommandations, qui va influer comment on va parler du brocoli, du lait ou des boissons gazeuses : il faut voir l'ensemble de l'oeuvre. »

10 ANS DE RECUL

L'idéal, selon lui, c'est de prendre 10 ans de recul, de ramasser toutes les données et de tirer la conclusion sur le brocoli.

Le Dr Freedhoff a une recommandation encore plus simple.

« Le public devrait ignorer pratiquement tout ce qui s'écrit sur la nutrition dans les journaux et les magazines, lance-t-il. Ils devraient simplement cuisiner davantage, utiliser moins de repas préparés, aller moins au restaurant, ne pas laisser leurs jeunes quitter la maison sans connaître au moins 10 recettes de repas. La vérité qui dérange, c'est que ça prend des efforts et que si on vous parle d'un aliment magique ou d'un aliment terrible, on vous mène probablement en bateau. »

DES ÉTUDES ERRONÉES

Les hommes mangent plus de pizza s'ils dînent avec des femmes. Plus la pizza est chère, plus les gens trouvent qu'elle est bonne. Plus la pizza est chère, moins ils se sentent coupables d'en avoir trop mangé.

Il s'agit là d'études à la frontière de la nutrition et de la psychologie, réalisées par des chercheurs du Food and Brand Lab de la prestigieuse Université Cornell, à Ithaca, dans l'État de New York.

Le problème, c'est que d'autres chercheurs ont déniché pas moins de 150 erreurs statistiques dans ces trois études, ainsi que dans une quatrième émanant de la même équipe et de la même expérience réalisée dans un restaurant italien.

« Toute la lumière n'a pas encore été faite, mais à première vue, ça ne sent pas bon », lance Yoni Freedhoff, professeur adjoint à la faculté de médecine de l'Université d'Ottawa.

La saga a pris naissance en novembre dernier lorsque le directeur du Food and Brand Lab, Brian Wansink, a écrit un blogue pour souligner la productivité d'une étudiante au doctorat, Ozge Sigirci, qui, en seulement six mois, a réalisé cinq études dont quatre ont fini par être publiées.

M. Wansink a expliqué qu'il avait donné à Mme Sigirci les données d'une expérience qui avait été un échec parce qu'elle n'avait pas donné les résultats attendus. Cette expérience, réalisée dans un restaurant italien où il y avait un buffet à volonté, visait à vérifier si les gens mangeaient moins lorsqu'ils allaient dans un établissement peu cher. Les chercheurs ont toutefois constaté que les gens mangeaient à peu près la même quantité, quel que soit le coût.

M. Wansink considérait toutefois qu'il y avait probablement des choses intéressantes à tirer de ces données. Il avait invité deux étudiants au postdoctorat à s'y intéresser, mais ceux-ci s'étaient déclarés trop occupés.

À la grande satisfaction de M. Wansink, Mme Sigirci a réussi à établir assez de liens pour réaliser cinq études.

Le blogue de M. Wansink a intrigué plusieurs chercheurs, qui ont cherché à évaluer les quatre études publiées. Lorsqu'ils ont fait savoir qu'ils avaient trouvé 150 erreurs statistiques, M. Wansink a simplement fait savoir qu'il allait confier à une équipe indépendante de statisticiens le soin de vérifier le tout. Il a toutefois refusé de rendre publiques les données initiales.

« Le dragage de données, c'est un problème bien réel. On ne trouve pas ça uniquement en nutrition, mais dans tous les domaines de la science. »

- Yoni Freedhoff, professeur adjoint à la faculté de médecine de l'Université d'Ottawa

Le dragage de données, c'est le fait de plonger dans une masse de données dans l'espoir de trouver des liens qui sont significatifs d'un point de vue statistique. Si on utilise un très grand nombre de variables, on finit souvent par tomber par pur hasard sur un lien quelconque. Par exemple, le chercheur peut réaliser que les sujets qui mangent des carottes tous les jours sont plus nombreux à se casser la cheville.

Le chercheur, qui se sent dans l'obligation de publier le plus possible, ne pourra peut-être pas résister à la tentation.

« C'est la nature humaine, affirme le Dr Freedhoff. Les gens veulent publier, ils veulent du financement, ils veulent une promotion. »

Benoît Lamarche, professeur de nutrition à l'Université Laval, ajoute qu'ils recherchent également la reconnaissance, la notoriété.

« Il y a des chercheurs qui ont carrément falsifié leurs données pour que les résultats donnent ce qu'ils voulaient, déclare-t-il. Des gens qui essaient de contourner les règles, il y en a partout, dans tous les domaines. »

Il soutient que des mesures ont été mises en place pour contrecarrer le dragage de données.

« Il faut déclarer d'avance le projet qu'on est en train de faire, quelle est notre hypothèse de base, les objectifs du projet. On ne peut pas se réinventer en cours de route. Mais on n'est pas à l'abri de dérives. »