Le visage émacié, le geste lent et le corps décharné, les jeunes filles admises au septième étage du CHU Sainte-Justine souffrent toutes d'anorexie sévère. Certaines sont hospitalisées d'urgence, leurs signes vitaux faisant craindre le pire. D'autres, trop épuisées, n'arrivent plus à fonctionner ni à l'école ni à la maison. Confinées entre quatre murs, le nez dans leur souffrance, l'écriture devient pour elles un moyen d'évasion, une source de réconfort.

«Ces jeunes filles hospitalisées ont besoin d'un temps d'arrêt. Elles sont exténuées tant sur le plan physique que psychique. Elles sont en burn-out de leur adolescence. L'anorexie devient un refuge; elles éteignent leur corps, qui régresse, parce que tout va trop vite pour elles, explique le Dr Jean Wilkins, directeur de l'unité de soins des troubles alimentaires du CHU Sainte-Justine. L'anorexie est une maladie complexe, un trouble identitaire, dont le traitement demande du temps. On n'entre pas dans un jardin privé avec un bulldozer.»

En thérapie fermée de 6 à 12 semaines, une quinzaine de patientes âgées de 10 à 17 ans sont prises en charge. À l'occasion, un garçon s'ajoute au groupe. Elles se retrouvent ici, souvent contre leur gré, dans le but de restaurer leur estime personnelle et de reprendre de bonnes habitudes alimentaires. Elles gagnent durement kilo après kilo. Pour elles, la pesée quotidienne relève de la torture, tout comme les plats qu'elles doivent engloutir, pendant les repas en groupe, sans laisser une miette dans l'assiette.

Le tiers des pensionnaires doivent être hospitalisées deux ou trois fois, après des rechutes. «Ce n'est pas un échec. Pour certaines, le processus de guérison est plus long», souligne le Dr Jean Wilkins. Durant leur séjour, les patientes sont vues par un médecin, un psychologue, un nutritionniste et sont suivies par des psychoéducatrices et des infirmières. L'encadrement est très rigide.

Comme un petit miracle

Chaque lundi, les patientes mettent momentanément de côté leur maladie et prennent la plume. L'atelier d'écriture se déroule de 12h30 à 14h, immédiatement après le repas. En ce moment particulièrement pénible de la journée, c'est une distraction appréciée. Pendant 90 minutes, elles écrivent des textes à partir de consignes claires et dans un laps de temps réduit, avant de partager le fruit de leur création au groupe. Sans but thérapeutique, sans évaluation.

«Cet atelier vise à acquérir le plaisir des mots et de la création, la facilité à s'exprimer. Je veux amener les participantes à ressentir la fierté d'écrire un joli texte», explique Pierrette Comtois Lauzière, instigatrice du projet. Depuis cinq ans, cette enseignante de français à la retraite anime l'atelier bénévolement. La Presse a assisté à quatre séances en janvier et en février.

Petite et menue, Josyane est la cadette du groupe. Elle a 13 ans, mais en paraît à peine 10. Elle en est à sa seconde hospitalisation après avoir perdu 31% de son poids normal. À son arrivée, elle pesait à peine 29,3 kg (64,5 lb). Chaque lundi, elle attend l'atelier avec impatience. Autour de la grande table bleue, elle est toujours la première à avoir son crayon à la main. Pour cette jeune fille renfermée, l'atelier d'écriture a été une véritable révélation, malgré une plume maladroite.

«C'était difficile au début parce que je n'ai pas l'habitude de dire ce que je ressens, je suis plutôt réservée, confie-t-elle timidement. Dans les textes, j'ai appris à mettre des mots sur mes émotions. Je pouvais enfin m'exprimer sur papier, même si je ne suis pas plus portée vers les autres. Quand ça sort, ça fait un poids de moins sur les épaules.»

Même s'il n'y a aucune obligation d'écrire sur la maladie ou ses émotions, la plupart des participantes profitent de cette tribune pour exprimer leur tristesse, leur désarroi, leurs craintes, mais aussi leurs rêves et leurs espoirs. Les propos sont tantôt abstraits, tantôt directs et percutants.

Josyane, qui avait toujours été incapable de s'exprimer, s'est mise à écrire des choses très personnelles. Une fois, elle a fait la lecture de son texte, en pleurs, sans vouloir s'arrêter. «L'atelier a été très salutaire pour elle, affirme Pierrette Comtois Lauzière. On m'a dit qu'elle s'exprimait beaucoup plus facilement dans les différentes activités de thérapie. L'écriture a donc été pour elle une découverte, une forme de libération et le chemin qui a conduit à la parole. Comme un petit miracle.»

De sa petite main, l'adolescente trace de grandes lettres qui occupent toute la page. Une calligraphie d'enfant. «C'est comme si elle prenait plaisir à dessiner les lettres, à voir les mots prendre forme», remarque l'animatrice. Est-ce par pudeur? Jamais elle ne signe ses textes.

«Comme l'arc-en-ciel, j'ai découvert les jolies couleurs de la vie/J'ai découvert le courage/J'ai appris à respirer/J'ai appris à être moi, à m'accepter/Comme les étoiles, j'ai appris à me laisser aller.»

«Je pense que cet atelier a réellement changé quelque chose en moi», confie Josyane, qui a obtenu son congé après six semaines.

La souffrance au bout du crayon

L'atelier a lieu dans une salle au bout d'un couloir. Pour s'y rendre, on passe devant les portes ouvertes des chambres de l'unité des troubles alimentaires. Quatre patientes partagent une chambre. Certains lits d'hôpital sont recouverts de couettes aux couleurs vives. Sur quelques-uns, on a déposé des peluches.

Magalie, aux grands yeux bleus, est assise de dos sur son lit. Elle enfile un pull de laine sur sa camisole ajustée, cachant du coup des côtes trop apparentes. En plus d'induire une extrême maigreur, l'anorexie a pour effet de retarder les développements liés à la puberté. Ici, les filles n'ont pas de seins, pas de hanches. Peut-être pour compenser cette absence de féminité, elles portent de grandes boucles d'oreille clinquantes. Leurs ongles sont vernis et leurs yeux maquillés. Seul accroc à leur apparence soignée? Le bracelet d'hôpital blanc à leur poignet.

«Aujourd'hui, j'aimerais que vous écriviez un texte en vous inspirant de l'une ou l'autre des phrases suivantes: «Il pleut des mots» ou «Mes rêves ont la couleur de...»» explique Pierrette Comtois Lauzière. Après avoir participé à quelques exercices de français rigolos et «creuse-méninges», les patientes sont prêtes. Elles s'exécutent en silence. De temps en temps, elles fouillent dans les dictionnaires, regardent par la fenêtre. «L'inspiration ne me vient pas», lance au bout d'un moment Justine, qui semble désintéressée aujourd'hui.

La pièce, baignée de la lumière du soleil hivernal, est aussi surchauffée que réconfortante. C'est ici que les patientes prennent leur repas, tricotent, font des casse-têtes et écrivent. Toutes participent à l'atelier, c'est obligatoire. Même pour les nouvelles venues comme Magalie. «Je reçois parfois des patientes très mal en point. J'ai eu une participante qui avait un soluté et une autre qui devait écrire sur un ordinateur portatif en raison d'un manque de coordination», indique Pierrette Comtois Lauzière. Le cerveau, touché par la dénutrition, tourne au ralenti pendant les premiers jours de la thérapie. «Même si elles n'arrivent pas à écrire, elles sont présentes et profitent de l'inspiration des autres. Elles se familiarisent ainsi avec l'atelier.»

Il y a des exceptions, des cas de force majeure. Lors de son arrivée à Sainte-Justine, Thomas (nom fictif) criait et se tordait de douleur. Il se prenait le ventre à deux mains. «J'ai mal!» hurlait-il à répétition, devant ses parents dépassés. L'adolescent croyait avoir pris 20 livres durant le week-end et il suppliait chacun de lui retirer d'urgence ce «poison». Il a mis deux semaines avant de pouvoir intégrer l'atelier, de peine et de misère. «Il était agressif au début, il écrivait surtout des insultes. Il participe bien maintenant et les patientes sont gentilles avec lui», note Pierrette Comtois Lauzière.

Gabrielle, 16 ans, n'en menait pas large, elle non plus, lorsqu'elle est arrivée à l'hôpital il y a trois semaines. Elle semble aujourd'hui déterminée à s'en sortir, même si son corps est encore affaibli. Posture droite et tête haute, elle a le port d'une ballerine. La voix claire, elle lit le texte qu'elle vient de composer en moins de 10 minutes: «J'ai une fleur/Qui ne cesse de grandir dans mon coeur/Je sais qu'elle se meurt/Je le sais, il fait si froid/Et le temps court/Elle aurait besoin d'un tuteur/D'une main pour l'aider à grimper/Éviter ces bêtes affamées/Ces tempêtes qu'elle doit affronter/Quand viendra-t-on la cueillir?/S'agit-il d'un rêve...» Autour de la table, les participantes attentives la couvrent de remarques flatteuses.

«Cet atelier nous aide à avoir confiance, à croire qu'on a du talent. Je trouve ça vraiment beau, ce qu'on fait, confie la jeune fille en souriant. Aujourd'hui, je n'étais pas gênée de lire mon texte, j'étais fière.»

Au-delà de la performance

Les anorexiques sont souvent très perfectionnistes et très exigeantes envers elles-mêmes. Lors de l'atelier, on le voit clairement. Bien peu sont satisfaites de leurs écrits. «Elles sont brillantes, elles excellent à l'école, mais elles ont l'estime de soi à zéro», illustre l'animatrice. Même Isabelle et Amanda, qui pondent en claquant des doigts de vrais petits chefs-d'oeuvre, semblent immanquablement mécontentes.

«J'ai souvent tendance à sous-estimer ce que je fais, je ne suis pas super bonne en français», confie Clara, 15 ans. Elle en est à sa troisième hospitalisation. Depuis le début, elle tient un journal personnel racontant ses séjours à l'hôpital. «On vit beaucoup d'émotions en une semaine, ça permet de les faire sortir. Après, je me sens libérée. J'aime l'atelier, ça me fait réfléchir. Quand je lis mes textes à voix haute et que les autres sont épatés, ça me fait chaud au coeur.»

«Les jeunes anorexiques ont l'habitude d'obéir à la perfection aux consignes et aux règles. Elles font trois heures de gym par jour, ont une moyenne scolaire de 95%, préparent les repas, prennent soin de leur famille. Elles tiennent debout grâce à l'adrénaline. Sorties de leur environnement, elles peuvent ressentir des émotions très souffrantes, indique la psychologue Marie-Claude Fortin, qui travaille avec la clientèle adolescente au CHU Sainte-Justine. Nos patientes ont beaucoup de créativité et de couleur, mais elles peinent à les puiser à l'intérieur d'elles. Quand elles y arrivent, elles peuvent en être bouleversées ou libérées, selon les personnes et le stade de guérison.»

«J'aime écrire des choses farfelues, me laisser aller, confie pour sa part Audrey Ann, 13 ans. Quand j'écris sur la maladie, je ressens de la colère, de la tristesse. Je me relis et ça me donne espoir. J'ai commencé un journal lors de ma première journée ici.» Elle est hospitalisée depuis quatre semaines. «J'ai encore du chemin à faire, mais je me sens un peu mieux dans ma tête.»

Pour la grande Justine, 16 ans, l'atelier sert avant tout de distraction. Elle est en thérapie depuis cinq semaines. «Le séjour est très difficile, surtout la prise de poids. Je ne sais pas si j'ai fait des progrès depuis mon arrivée, dit-elle, un peu découragée. L'atelier m'aide à me changer les idées après le repas du lundi, le plus consistant de la semaine. Je ne suis pas souvent fière de mes textes, je suis sévère.» «Grâce à l'atelier, les patientes peuvent oublier, l'espace d'un instant, leur maladie, indique le Dr Wilkins. Elles sont traitées comme des ados, non pas comme des malades. On fait appel à leur intelligence, à leurs connaissances, à leur vivacité. C'est intéressant de les maintenir allumées. C'est pour elles un défi et un partage. Parce que ça ne fait pas partie intégrante de la thérapie, elles peuvent y prendre plaisir sans penser à être performantes à tout prix.» «Cet atelier, d'abord une distraction, les amène assurément plus loin», ajoute Marie-Claude Fortin.

Selon Pierrette Comtois Lauzière, «la majorité des créations surgissent comme de vraies perles». Si bien que les plus beaux écrits des participantes, au fil des ans, ont été rassemblés dans le recueil Poèmes du lundi - Des jeunes anorexiques en chemin de vivre (Éditions CHU Sainte-Justine), publié en 2008. «Chaque semaine, la magie des mots opère et on assiste à des moments de grâce.»