Samedi soir de février, le boulevard Saint-Laurent est sous l'euphorique emprise de sa faune de noctambules. Au Tattoo Lounge, les morceaux de l'album Nirvana Unplugged enveloppent l'atmosphère de cette soirée enneigée, ce qui confirme le retour en force du grunge sur la Main. Hélène Dumas a rendez-vous avec son tatoueur Pascal Guimond, pour quelques retouches sur la pivoine d'inspiration japonaise qui, depuis juin 2012, recouvre son sein gauche.

Cette exubérante fleur rose marque la fin d'une traversée de cinq ans dans les eaux inquiétantes du cancer du sein. «Le résultat me ravit, je ne vois plus la cicatrice, c'est bluffant!», lance la quinquagénaire d'allure très jeune, qui a vécu une mastectomie complète du sein gauche, suivie d'une reconstruction mammaire.

À 37 ans, Pascal Guimond, tatoueur dont le corps est garni d'oeuvres picturales, a déjà 20 années d'expérience avec l'encre et l'aiguille. «Je tatoue beaucoup de femmes avec des implants, c'est rendu une sur sept. Mais avant Hélène, je n'avais jamais travaillé sur une femme qui a eu le cancer du sein.»

Il se trouve que le tatouage (ou «pigmentation réparatrice») est une étape aussi cruciale que négligée de la reconstruction mammaire, comme nous a confirmé la chirurgienne plasticienne Christina Bernier. Dans la majorité des cas, le mamelon et l'aréole de la femme ne sont pas «sauvés» au moment de la mastectomie, c'est pourquoi il faut «colorer» le bout du sein pour lui donner une apparence réaliste. «Autrefois, il y a 10 ou 15 ans, la méthode était de prendre une greffe des grandes lèvres en «colimaçon», pour recréer un mamelon. Mais le résultat n'était pas parfait et les patientes n'aimaient pas les cicatrices que cela causait. Par la suite, on s'est tourné vers le tatouage sans que personne soit vraiment formé», énonce la jeune plasticienne spécialiste de la reconstruction mammaire, qui a terminé ses études en 2006.

À son réveil de la mastectomie et de la reconstruction - les deux interventions se font généralement sous la même anesthésie, une à la suite de l'autre -, la patiente se retrouve avec une protubérance lisse à la place du sein. Pour faire colorer le mamelon absent, Hélène Dumas a d'abord fait appel aux services d'une spécialiste du maquillage permanent qui a exigé 571$ pour un tatouage de l'aréole et du mamelon, qui a vite pâli. Son assurance privée a refusé de lui rembourser ces frais, car elle a estimé qu'il s'agissait d'une intervention à teneur «esthétique». «Une amie s'est fait dire que ce serait 2000$ pour les deux aréoles. J'avais l'impression que c'était une arnaque, mais j'ai aussi découvert que pigmenter l'aréole était assez nouveau et que plusieurs se sentaient mal à l'aise à l'idée de le faire, de peur que le résultat soit trop foncé ou «rapporté»...»

Plutôt que de retourner chez la maquilleuse qui demandait plus de 300$ pour une retouche, Hélène a décidé de consulter Pascal Guimond. À sa grande surprise, il lui a proposé une solution qu'elle n'avait pas envisagée: couvrir tout le sein d'une pivoine d'inspiration japonaise.

«À l'origine, je ne voulais que faire colorer l'aréole. Mais j'avais, en héritage de mes nombreuses opérations, plusieurs cicatrices bien apparentes, et c'est tout ce que je voyais dans le miroir. Plus je pensais à l'idée de tatouer le sein au complet, plus j'étais conquise!»

Un procédé sans douleur

Sur la chaise du Tattoo Lounge, Hélène Dumas confirme que l'aiguille ne lui cause pratiquement pas d'inconfort.

Hormis quand la région du sternum est touchée. «Les patientes ont parfois la crainte que l'aiguille puisse percer la prothèse», indique la plasticienne Christina Bernier, qui rassure toujours les femmes sur la sécurité du tatouage. Les risques de douleur sont aussi très minimes. «La peau, après la mastectomie, est beaucoup moins sensible.»

Maquiller les traces du cancer

Dans son grand condo de Terrebonne où elle reçoit ses clientes, Johanne Bérubé nous montre les gabarits de plastique, les nuanciers de couleurs chair et la machine qui servent à exécuter la pigmentation réparatrice de l'aréole et du mamelon. Elle sort aussi de ses dossiers une pile de photos «avant-après» qui témoignent des défis techniques de son travail.

«Ce ne sont pas des seins «normaux». Souvent, les femmes ont eu une diminution d'un côté et une reconstruction de l'autre. Il y a parfois des «poches» et beaucoup d'asymétrie», énonce la femme, qui précise que ses clientes sont souvent accompagnées de leur conjoint. «Ce qu'on ne dit pas, c'est que c'est un aspect important pour l'intimité sexuelle des couples. Et souvent, les hommes ont soutenu leur femme jusqu'à la fin de la maladie», rapporte Mme Bernier qui, par une triste ironie du sort, a été à son tour frappée par le cancer du sein en 2011.

Attristée par le sort de nombreuses femmes qui, après une première consultation, sont découragées par les prix élevés de la pigmentation réparatrice - voir la liste de prix -, Johanne Bérubé a lancé plusieurs appels à la Société canadienne du cancer. En vain. «Ça fait des années que ça me travaille. C'est touchant parce que mausus qu'il y en a, des cancers!»

L'homme qui tatouait les femmes

Dans son salon de tatouage de Finksberg, dans l'état du Maryland, le tatoueur Vinnie Myers accueille chaque semaine de 20 à 25 clientes qui, souvent, viennent de très loin. «J'ai tatoué des femmes d'Arabie saoudite, du Brésil, de France, d'Angleterre...», indique Vinnie Myers, joint par téléphone.

Après 20 ans à tatouer des bras de motards, Vinnie Myers s'est tourné de façon autodidacte vers le tatouage «médical». Il est du même coup devenu l'expert américain en pigmentation réparatrice et en trois dimensions.

Des médecins de l'institut John Hopkins et de partout aux États-Unis dirigent vers lui des victimes de cancer du sein ou encore de grands brûlés, qui veulent faire colorer leurs aréoles ou masquer leurs cicatrices.

Ses prix (pour un sein) varient entre 400 et 600$. Mais les Américaines qui détiennent une police d'assurance médicale ont droit à un remboursement complet de cette intervention. «Si elles se font refuser le paiement, elles peuvent contester la décision et gagner leur cause.»