Au cours de l'année 2014-2015, la Direction de la protection de la jeunesse a retenu plus de 1800 signalements d'agression sexuelle envers des mineurs. Autant de jeunes qui risquent d'en subir les séquelles toute leur vie. Mais voilà: il y a un espoir. Une thérapie adaptée au Québec par un groupe d'experts donne un sérieux coup de pouce aux victimes. Portrait d'une avancée significative dans le traitement des traumatismes liés aux agressions.

Comment changer une trajectoire

La salle dans laquelle Martine Hébert et Annie Fournier s'apprêtent à donner une conférence est pleine à craquer. Pas une seule chaise n'est libre. C'est qu'à l'occasion du Congrès québécois sur la maltraitance envers les enfants et les adolescents, elles arrivent avec une bonne nouvelle: une étude démontre noir sur blanc qu'une approche récente dans le traitement des agressions sexuelles porte ses fruits. 

«On a maintenant un traitement qui fonctionne, lance d'emblée Martine Hébert, cotitulaire de la chaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants. On a démontré que ce traitement amène des changements qui peuvent aider les enfants à rembarquer sur leur trajectoire de développement optimal.» 

En clair, cette approche, que les initiés appellent «TF-CBT», permet de diminuer de façon significative les symptômes négatifs qu'éprouvent les enfants victimes d'agressions sexuelles. Généralement, au bout de 12 à 14 rencontres, ils vont mieux. Beaucoup mieux.

Cette méthode a fait ses preuves aux États-Unis au tournant des années 2000. Lorsque le Centre d'expertise Marie-Vincent a ouvert ses portes à Montréal, il y a 10 ans, ses experts se sont intéressés de très près à l'approche qualifiée d'«exemplaire» par le National Child Trauma Network.

Qu'a-t-elle de particulier? Elle comporte plusieurs volets, que les intervenants peuvent intégrer selon le rythme de l'enfant. Le spécialiste doit mettre des habiletés très spécifiques dans le coffre à outil de la jeune victime, mais au moment qu'il juge opportun. Au fil des semaines, l'enfant ou l'adolescent apprend à identifier ses émotions, il développe des habiletés pour identifier et transformer ses pensées négatives, il reçoit une éducation sexuelle adaptée à sa situation, il comprend ce qui s'est produit - et il arrive à en parler - et il développe des moyens de se protéger dans le futur.  

«C'est comme si on faisait un casse-tête avec les enfants. On peut jouer avec les morceaux, et voir lequel on va appliquer en premier», explique Annie Fournier, sexologue et intervenante au Centre d'expertise Marie-Vincent.

Il existe actuellement plusieurs façons de faire au Québec. Dans des groupes de soutien, ou dans le bureau d'un thérapeute, les jeunes victimes apprennent notamment à mettre des mots sur ce qu'ils ont vécu. En prenant soin de ne pas montrer du doigt ce qui est fait ailleurs, Martine Hébert croit toutefois qu'en couvrant tous ces angles, l'approche testée par le Centre Marie-Vincent a le pouvoir d'aider un grand nombre de jeunes victimes, et à long terme.

«Recette» québécoise

L'équipe du Centre a donc été formée par les experts du TF-CBT aux États-Unis. Mais voilà: les spécialistes québécois voulaient l'adapter à la réalité d'ici, et permettre à un grand nombre d'enfants d'y avoir accès, qu'ils aient vécu un seul ou plusieurs traumatismes. 

«On a voulu mettre cette approche à notre main, pour lui donner nos couleurs», résume Martine Hébert, aussi professeure au département de sexologie de l'Université du Québec à Montréal. Le Centre a notamment mis l'accent sur l'éducation sexuelle, et a décidé de ne pas se limiter aux 12 rencontres normalement prescrites par le programme.

Au cours des dernières années, Martine Hébert et ses collègues ont donc mené une grande étude pour déterminer si ces adaptations québécoises donnaient de bons résultats. 

Les chercheurs ont notamment comparé les changements rapportés par les parents et les enfants de deux groupes : 105 enfants qui bénéficiaient de cette nouvelle approche d'un côté, et de l'autre, 71 jeunes qui recevaient une aide d'une autre forme (groupes de soutien, suivi dans un centre jeunesse ou dans un cabinet privé, etc.).

Résultat: comparativement au groupe contrôle, les jeunes intégrés au programme TF-CBT rapportent, entre autres, une amélioration plus grande des symptômes de stress post-traumatique, d'anxiété et de dépression. Leurs parents soulignent pour leur part plusieurs gains, notamment sur le plan du comportement. 

«Ces enfants sont moins susceptibles d'éviter de parler de l'agression sexuelle que les autres», souligne aussi Annie Fournier.

Des outils pour le futur

Lorsqu'on la questionne sur les impacts des agressions sexuelles chez les enfants, Martine Hébert rappelle d'abord que plusieurs études révèlent qu'une femme sur cinq et qu'un homme sur dix ont subi une agression sexuelle avant l'âge de 18 ans. «Ce sont des données mondiales, et on a les mêmes données au Québec. On pourrait passer la journée à nommer les conséquences à long terme d'une agression sexuelle: faible estime de soi, consommation d'alcool, comportement sexuel problématique...»

«La bonne nouvelle, c'est qu'il y a un traitement qui existe. Et ce traitement, il fonctionne bien ! Il réussit vraiment à diminuer les symptômes des enfants.»

La chercheuse le répète: il y a de l'espoir. «On le sait qu'un enfant qui se sent coupable va avoir plus de symptômes, et on est capables de travailler là-dessus. On sait aussi qu'un enfant qui fait beaucoup d'évitement va éprouver plus de détresse, et on peut l'aider. On sait aussi qu'un enfant qui se sent appuyé par un parent qui est capable de prendre la relève, ça va faire un enfant qui sera plus solide. Ce n'est pas rien.»

Martine Hébert estime que l'avenir est plus rose pour ces enfants, mais elle ajoute qu'il serait intéressant, maintenant, de suivre pendant plusieurs années les jeunes qui bénéficient de cette thérapie.

Le «coffre à outils»

Voici les habiletés que les jeunes victimes développent avec l'approche TF-CBT.

Émotions

Identification, expression et gestion des émotions: l'enfant apprend à comprendre, puis nommer ce qu'il ressent, comme la colère, la honte, la joie, l'inquiétude... 

Pensées

Compréhension du lien qui existe entre les pensées, les émotions et le comportement: l'objectif de ce que les spécialistes appellent «les stratégies d'adaptation cognitives» est d'amener l'enfant à remodeler peu à peu ses pensées nuisibles ou erronées. 

Connaissances

Acquisition de connaissances en matière d'agression sexuelle: entre autres, l'enfant comprend quels sont les gestes acceptables et lesquels ne le sont pas.

L'agression

Exposition graduelle aux souvenirs reliés au trauma à travers un projet créatif: très graduellement, le jeune est amené à parler de ce qui s'est produit, de l'agression. 

Perception

Identification et restructuration des pensées nuisibles ou erronées en lien avec l'agression sexuelle et la sexualité: ainsi, une fillette qui croit que quelque chose cloche avec elle pour avoir attiré un agresseur va être accompagnée pour changer sa perception des choses à cette étape. 

Éducation

Acquisition de connaissances en lien avec la sexualité, tout en respectant les besoins et le développement de l'enfant: la victime peut avoir des questions qu'un autre enfant du même âge n'aurait pas.

Protection

Développement d'habiletés d'affirmation et de protection de soi. Par exemple, un jeune peut comprendre à cette étape qui sont les personnes-ressources vers qui il peut se tourner pour obtenir de l'aide.

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«Des Olivier et des Sarah, il y en a beaucoup»

Les spécialistes du Centre d'expertise Marie-Vincent ont présenté des cas réels aux participants du Congrès québécois sur la maltraitance. Confidentialité oblige, nous ne pouvons les raconter ici. Annie Fournier, sexologue, et Martine Hébert, cotitulaire de la chaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants, ont toutefois accepté de construire deux récits inspirés de jeunes qui ont profité de cette thérapie. «Des Olivier et des Sarah, il y en a beaucoup. On peut les aider.» 

Olivier, 11 ans

Situation de départ

Olivier arrive au Centre d'expertise après avoir été victime d'agressions sexuelles de la part de son frère de 16 ans. Lors de moments où les frères étaient seuls à la maison, l'aîné incitait Olivier à regarder de la pornographie et à imiter ce qu'il voyait à l'écran. En échange, le cadet avait la permission de jouer à des jeux vidéo. 

L'agresseur s'assurait du silence de sa victime en lui faisant croire que tous leurs proches croiraient qu'il est homosexuel. Un soir, toutefois, Olivier a dévoilé la situation à leur mère. Celle-ci a été bouleversée, mais a pris la situation au sérieux. 

Intervention

La mère se confie à une amie, qui lui conseille de s'adresser aux intervenants du CLSC. La situation que vivent Olivier et sa famille est ensuite déclarée à la Direction de la protection de la jeunesse. L'enfant est dirigé vers le Centre d'expertise Marie-Vincent, où a lieu l'enquête. Olivier refuse de parler aux policiers, mais il finit par s'ouvrir suffisamment pour que les autorités considèrent cette situation comme fondée. Le frère d'Olivier est retiré temporairement du milieu familial.

État d'Olivier avant le traitement

Lorsqu'il arrive au Centre Marie-Vincent, Olivier est en détresse. Il se sent terriblement responsable de ce qui est arrivé. Il craint la réaction de son frère, et il en fait des cauchemars. Cette peur le met dans un état d'hypervigilance: il surveille sans arrêt la porte de la maison, terrifié à l'idée que son frère revienne se venger. Il fait de très fortes crises à sa mère, et il se referme sur lui-même. Pas question pour lui de parler de ce qui s'est passé. 

À l'école, ses notes chutent. Il manque de concentration et il se tient en retrait de son groupe d'amis. Lui qui adorait le hockey, il n'a plus du tout envie d'y jouer.

Enfin, lorsqu'il est mis au courant de la situation, le père d'Olivier refuse de s'impliquer dans le dossier. Il ne s'en sent pas la force, et coupe les ponts avec ses deux fils. 

Thérapie

Olivier a besoin de 12 rencontres échelonnées sur cinq mois et demi pour terminer la thérapie. Appuyé par sa mère, il se présente à tous ses rendez-vous. Graduellement, il s'ouvre. Il comprend ce qui s'est produit, et l'intervenante qui l'accompagne l'amène à mieux reconnaître ce qu'il ressent. Au fil des semaines, elle module ses interventions en fonction des progrès de l'enfant. Olivier apprend entre autres à reconnaître les pensées négatives qui lui nuisent, et à les transformer. En respectant son rythme, l'intervenante l'amène à parler de ce qui s'est produit à travers un projet créatif. Sa mère est invitée à une rencontre où Olivier lui présente son oeuvre. L'enfant comprend mieux la situation, et reçoit une éducation sexuelle adaptée à sa situation et à son âge. 

Pendant ce temps, la mère d'Olivier reçoit de l'aide et le père accepte de s'impliquer. 

Après la thérapie

Les symptômes de stress post-traumatique qu'éprouvait Olivier à son arrivée sont à la baisse. Il ne fait plus de cauchemars. Il a compris qu'il a le droit de parler de ce qui s'est produit, et que c'est bénéfique. Fait important: il n'évite plus le sujet. De plus, il comprend maintenant qu'il n'est pas responsable de l'agression sexuelle. 

La thérapie a permis à Olivier d'aborder sa crainte d'être «devenu homosexuel». Il possède désormais le bagage de connaissances pour bien comprendre ce que c'est, l'homosexualité.

De plus, au fil des rencontres, le lien entre les parents et leur fils s'est consolidé. Olivier sait qu'il peut compter sur eux s'il vit une nouvelle situation difficile. 

Enfin, puisque la majorité des symptômes qu'il éprouvait après le dévoilement des agressions se sont résorbés, Olivier a retrouvé l'envie de jouer au hockey et il fréquente à nouveau son cercle d'amis.

Dans l'avenir

Il est possible qu'Olivier ait besoin de rencontrer de nouveau un professionnel lorsqu'il sera adolescent. L'entrée dans la puberté peut faire resurgir certaines craintes. Cependant, comme il retient une image positive de la thérapie, il sera plus mobilisé, et le suivi pourrait alors être plus court. 

Sarah, 8 ans

Situation de départ

Sarah est en 2e année. Turbulente, elle a un faible niveau de concentration en classe. À plusieurs reprises, la direction de l'école s'est montrée préoccupée par le taux d'absentéisme de Sarah. À la maison, les parents éprouvent des problèmes d'alcoolisme.

Malgré son milieu négligent, Sarah est inscrite à des cours de natation. Cependant, elle refuse soudainement d'y aller. Elle confie à son amie Léa qu'elle n'aime pas que le professeur «mette sa main dans son maillot». Léa divulgue la situation à sa mère, qui fait un signalement à la DPJ.

Intervention

Sarah est dirigée vers le Centre d'expertise Marie-Vincent, où a lieu l'enquête policière. Or, elle s'étonne de cette intervention. Elle indique que son grand-père a fait bien pire que son professeur de natation. Au fil de l'investigation, les autorités comprennent que le grand-père de Sarah a aussi agressé sa mère. 

État de Sarah avant le traitement

Sarah est en échec scolaire et elle a une faible estime d'elle-même. En classe, elle dérange beaucoup. Malgré le sérieux de sa situation, elle se montre très ouverte à parler de ce qu'elle a vécu. Elle est heureuse d'avoir de l'attention et, surtout, de l'aide. 

Thérapie

La situation est complexe. Sarah a vécu plusieurs agressions et sa mère se montre réfractaire au suivi thérapeutique. Avec quatre enfants à la maison, elle trouve l'intervention «trop compliquée». Elle annule donc plusieurs rencontres. 

Par contre, puisqu'elle reçoit elle-même de l'aide, elle se montre de plus en plus préoccupée par ce qu'a vécu Sarah. Au bout d'un long moment, elle accepte que sa fille profite d'un suivi plus constant. 

La thérapie de la fillette s'échelonnera sur 18 rencontres, où elle comprendra notamment qu'il n'y a «rien qui cloche» avec elle. Qu'elle n'est pas responsable des agressions qu'elle a subies.

Après la thérapie

Sarah a une meilleure estime d'elle-même. Elle présente encore des difficultés comportementales à l'école, mais ses parents sont soutenus par la DPJ pour améliorer leurs habiletés parentales. L'enfant a mis en place une relation de confiance avec sa mère, et elle a acquis des moyens de se protéger si une autre situation difficile se reproduisait.

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L'avenir du projet

Maintenant qu'une étude démontre l'impact d'une telle approche auprès des jeunes victimes, cette expertise sera-t-elle diffusée ailleurs dans la province?

Des intervenants de plusieurs régions du Québec et du Nouveau-Brunswick ont été formés, mais les experts du Centre d'expertise Marie-Vincent souhaitent plus: «On est prêts à partager cette approche à grande échelle, soutient Martine Hébert, cotitulaire de la Chaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants. Dans la majorité des cas, on a besoin de 12 à 14 rencontres : ce n'est rien en termes de coûts pour aider les enfants. Surtout quand on sait que s'ils n'ont pas ce traitement-là, les symptômes vont se poursuivre.»

Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec nous confirme d'ailleurs avoir un intérêt certain pour cette thérapie. «On explore la possibilité d'utiliser cette approche au sein du réseau de la santé et des services sociaux, affirme Noémie Vanheuverzwijn, responsable des relations de presse au ministère de la Santé. Si les analyses sont concluantes, on vise à ce que ça se concrétise le plus rapidement possible.»

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