La peur d'être malades les empêche de vivre. Au point, parfois, de leur donner envie de mourir. Si la crainte de la maladie est normale, et même saine, elle peut devenir un trouble mental envahissant. Témoignages sur des difficultés qui n'ont rien d'imaginaire.

Radiographies, tests d'urine, prises de sang, tests de selles, gastroscopie: au fil des ans, Danielle Moulin a passé de nombreux examens médicaux. Résultat: rien d'anormal. «Je me disais: ils ont manqué un cours à l'université, ça ne se peut pas», dit la femme de 56 ans.

C'est que sa douleur au ventre était si vive qu'elle la «pliait en deux». Son coeur s'emballait. Même l'eau lui donnait l'impression de brûler son estomac. Elle était convaincue d'être gravement malade.

Son anxiété est devenue envahissante lorsqu'elle était dans la vingtaine.

En riant, la volubile retraitée s'identifie comme «all-dressed»: elle a souffert au cours de sa vie de troubles paniques, d'agoraphobie, d'hypocondrie, de claustrophobie... notamment.

Pendant longtemps, elle a évité les endroits où l'ambulance ne pourrait pas l'atteindre rapidement. L'autoroute Métropolitaine, les ascenseurs. Elle s'est confinée à un périmètre de Montréal bien défini, à proximité des hôpitaux.

L'hypocondrie

En 2013, avec la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, l'Association américaine de psychiatrie a revu sa façon d'évaluer différents troubles. La catégorie remaniée de «troubles à symptomatologie somatique ou apparentés» met l'accent sur les préoccupations ou comportements excessifs d'une personne face à la maladie. Le terme «hypocondrie», jugé péjoratif, a disparu. Le nombre de critères a été réduit.

Il est trop tôt pour savoir si ces changements ont entraîné une hausse du nombre de cas diagnostiqués, comme des critiques l'appréhendent. 

On estimait à moins de 1% le nombre d'hypocondriaques, alors que la catégorie plus vaste de «trouble somatoforme» aurait touché environ 19 % des gens.

«Donc on peut penser que c'est probablement intermédiaire, autour de 7%», dit la Dre Judith Brouillette, psychiatre et chercheuse au département de psychosomatique de l'Institut de cardiologie de Montréal, soulignant l'absence d'études récentes.

Pression sur le système médical

La pression est tout de même importante sur le système médical. Une étude publiée en 2010 dans le General Hospital Psychiatry estimait que 40% des patients consultant un médecin pour des palpitations souffraient en fait d'un trouble anxio-dépressif. Les gens avec un trouble anxieux utilisent environ deux fois plus les soins de santé que les autres.

«Deux fois plus de visites, c'est plus de sous, plus d'investigations», note la Dre Brouillette. Elle souligne qu'il est difficile pour un médecin de ne rien faire, même s'il «vaudrait mieux traiter de façon proportionnelle au risque, pour le bien-être du patient et du système».

C'est d'autant plus problématique lorsque les patients consultent différents médecins. «L'hypocondrie est une maladie du doute : la personne a besoin de chercher une autre source pour se rassurer», dit Frédéric Langlois, directeur du département de psychologie à l'Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), qui distingue ceux qu'on appelle encore couramment les hypocondriaques, qui sont persuadés d'être gravement malades, des autres ayant une crainte moins intense.

«C'est comme une drogue: la personne consulte et ça apporte une baisse de l'anxiété momentanément.»

- Frédéric Langlois, directeur du département de psychologie à l'UQTR

Les médecins de famille et la psychothérapie sont la clé, selon lui. « Il faut que la personne ait un seul médecin et qu'il détermine à partir de quand c'est urgent, qu'il y ait une entente pour dire : "OK, on va attendre trois semaines et voir avant de passer à la prochaine étape." »

Groupes de soutien

Il existe des organismes de soutien pour les gens anxieux, tous troubles confondus. C'est grâce à Phobies-Zéro, où elle a mis les pieds pour la première fois en 2002, en plus d'une démarche en psychothérapie et beaucoup de travail sur elle-même, que Danielle Moulin a pris du mieux.

Phobies-Zéro offre une ligne d'aide et des rencontres de groupe, où les proches sont bienvenus. « Souvent, il y a de l'impuissance par rapport à la personne qui en souffre, les gens ont du mal à saisir le pourquoi », explique Debbie Lyons, coordonnatrice au développement à l'organisme.

Bruno Collard, directeur clinique de Revivre, précise que les services offerts par des organismes comme le sien - ateliers, ligne de soutien - ne « remplacent pas une aide médicale ou la psychothérapie ». Ils peuvent toutefois aider les gens à « se doter de stratégies ».

Danielle Moulin insiste : il y a «moyen de s'en sortir». «Je ne suis pas un trouble anxieux, je suis un être humain qui a des troubles anxieux», illustre-t-elle en agitant un éventail la proclamant fan no1 de Céline Dion. Qu'elle est allée voir deux fois à Las Vegas, bien loin de son périmètre d'autrefois.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Danielle Moulin

Plutôt mourir que vomir

Émélie Hébert Poulin est sortie de chez elle trois fois entre novembre et fin mars. «C'est le temps de la gastro», explique-t-elle.

La femme de 31 ans a la phobie de vomir et de voir quelqu'un vomir.

Si cette peur est assez commune, l'émétophobie peut devenir aliénante.

La jeune entrepreneure a perdu des emplois en raison de son absentéisme. Elle retarde le projet d'avoir des enfants. Elle refuse de prendre des médicaments si les risques de vomir sont trop élevés. Elle craint d'avoir une maladie comme le cancer : faire de la chimiothérapie, avec ses effets secondaires, n'est pas envisageable.

Elle ressent ce malaise depuis l'enfance. Mais dans les dernières années, il est devenu de plus en plus envahissant.

Au plus fort de son trouble, en 2013-2014, elle estime avoir perdu environ 130 lb. La nourriture ne passait pas.

Elle a reçu un diagnostic d'anorexie. Même si elle n'était pas d'accord avec cette conclusion, elle a fini par accepter un traitement dans une clinique spécialisée en troubles alimentaires pour se remettre à manger.

Elle dit avoir «cogné à toutes les portes» pour trouver de l'aide. «Je me suis présentée énormément de fois à l'hôpital. Il y a des soirées où j'en visitais plusieurs, j'étais épuisée, confie-t-elle dans une entrevue par Skype - pour des raisons pratiques, même si elle admet que la rencontre en personne d'abord convenue aurait été anxiogène. J'étais très frustrée, je me disais : comment ça se fait qu'ils ne peuvent pas me prendre en charge ? Ils me disaient : ce n'est pas grave, vomir.»

Suicidaire, elle a déjà appelé le 9-1-1.

«J'étais sûre que j'allais vomir, je leur ai demandé d'envoyer quelqu'un, j'allais me tuer. Les ambulanciers et des policiers sont venus.»

- Émélie Hébert Poulin

Le psychiatre absent, elle est rentrée chez elle. La nausée partie, la crise était passée. Mais sa voix reflète toujours colère et étonnement d'avoir été « laissée sans surveillance », malgré ses idées sombres.

Émélie Hébert Poulin a souvent eu l'impression d'être traitée différemment en raison de son historique médical. «Quand tu as une maladie mentale et que tu te présentes aux urgences, tout est lié à ta maladie mentale...», déplore-t-elle. Ses pierres aux reins ont déjà été confondues avec un trouble panique, dit-elle.

Il est parfois difficile pour les médecins de départager les symptômes de santé mentale et de santé physique.

«C'est sûr qu'à un moment donné, ces gens [qui ont peur d'être malades] vont mourir», dit la psychiatre Judith Brouillette, pour expliquer que même les gens anxieux par rapport à la maladie peuvent avoir des maux causés par une réelle affection. Et l'inverse est aussi vrai.

Émélie Hébert Poulin offre maintenant, à travers le site internet de son entreprise Visages de la santé mentale (VDSM), témoignages et information pour aider d'autres personnes et combattre la stigmatisation. Le premier salon VDSM a eu lieu l'an dernier à Laval.

Grâce à une combinaison de médication, de psychothérapie à distance et de moyens alternatifs, elle apprend peu à peu à gérer ses troubles. «L'anxiété, c'est beaucoup une job de reprogrammation du cerveau», dit-elle. Avec l'hiver et les maux qui lui sont associés terminés, elle recommence à sortir.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Émélie Hébert Poulin

À un clic du diagnostic

Blogues et forums sur la santé, liste des symptômes à avoir à l'oeil, tests pour s'autodiagnostiquer des maux : le web regorge d'information sur les maladies. La tendance à se tourner vers l'internet au moindre bobo a même engendré un néologisme dans le langage populaire: cybercondrie.

Comme bien des jeunes de 18 ans, Jade Gauthier ne se départit jamais de son téléphone. Elle estime s'en servir la moitié du temps pour les réseaux sociaux. Et les 50% restants? Elle lit sur des maladies.

«Si j'ai mal à la tête, sur les tempes, je regarde sur l'internet, dit l'élève en arts et lettres. C'est peut-être un cancer. Je regarde les symptômes à longueur de journée.»

Assise dans un café, les jambes croisées, elle se tord les mains et sourit nerveusement. «Ici, je regarde les gens et j'appréhende que quelqu'un fasse une crise cardiaque, confie-t-elle. Je n'ai pas juste peur de ce qui est contagieux, j'ai autant peur pour mon corps que pour les autres.»

Jade Gauthier a reçu un diagnostic de trouble de l'anxiété généralisée et de trouble d'adaptation en février dernier.

La préoccupation de la maladie est telle que la cégépienne évite certains lieux.

«Je ne vais pas dans les bars, les lieux publics. Je ne suis pas allée à mon après-bal, j'avais peur de voir des gens vomir.»

- Jade Gauthier

Les transports collectifs sont aussi un cauchemar et elle se lave les mains fréquemment.

Une information toujours accessible

C'est  «impossible» pour la jeune femme de ne pas parcourir les listes de symptômes, maladies ou solutions préventives sur l'internet. Elle dit consulter plusieurs sites depuis sa 2eou 3e secondaire, «même quand ce n'est pas vraiment fiable, au cas où c'est vrai».

Autrefois, note le psychologue Frédéric Langlois, les gens souffrant d'hypocondrie ou de peur de la maladie cherchaient tout de même des réponses, dans les livres de médecine. Maintenant, l'information est beaucoup plus accessible, plus facilement.

«Internet, ça peut brouiller ces personnes, dit-il. Si l'hypocondriaque a peur du cancer et lit sur les effets négatifs, il va se mettre à avoir peur des traitements, ça va semer encore plus de doutes et compliquer les choses. »

Mais, selon lui, la présence de nombreux sites sur la santé ne peut pas pousser une personne vers un trouble mental sans prédispositions. «Ça prend plusieurs ingrédients», note-t-il.

«L'internet peut être un catalyseur important de l'anxiété [en général], souligne Bruno Collard, de Revivre. Le fait d'être accroché aux réseaux sociaux, ça peut être plus anxiogène qu'apaisant. Pour certaines personnes, la solution est de diminuer ou couper la présence en ligne.»

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Jade Gauthier