Il peut devenir épuisant de prendre soin d'une personne atteinte de démence. Baluchon Alzheimer offre du soutien de longue durée à domicile pour permettre aux proches aidants de souffler un peu. Rencontres avec ces «baluchonneuses» au grand coeur.

Pros de la compassion

«Ma mère m'a montré», dit Danielle Archambault, pour expliquer le naturel avec lequel elle aborde les personnes atteintes d'alzheimer, des êtres devenus fragiles devant lesquels les proches eux-mêmes se sentent parfois désemparés. Sa mère n'était pas infirmière, elle avait l'alzheimer. Danielle, énergique femme de 69 ans, a appris sa «dernière job» en lui prodiguant des soins.

Son cas n'est pas unique: le quart des aidantes professionnelles (23 femmes, auxquelles s'ajoute un homme) associées à Baluchon Alzheimer ont accompagné un proche avant de devenir «baluchonneuses». 

«J'ai toujours eu un petit côté mère Teresa, faut dire. Quand j'étais petite, je voulais être missionnaire. J'aime aider les gens. J'aime les personnes âgées.»

En ce début d'année, elle passe la semaine à Laval dans le bungalow où Dora Dardano, 91 ans, vit seule. Pas tout à fait seule, en vérité: l'âge et la maladie font qu'elle a besoin d'un soutien constant. En plus de diverses aides professionnelles, sa fille et ses deux fils s'y relaient. «La plus grande insulte qu'on pourrait lui faire, c'est de la placer», dit James Burdick, l'un d'eux.

Madame Dora, comme l'appelle Danielle, achève son dessert lorsqu'on arrive. Elle a le sourire timide, l'oeil pétillant et la main sur le coeur: on met à peine le pied dans la cuisine qu'elle demande déjà si on ne voudrait pas aussi un bol de crème glacée. «Elle est très soucieuse du bien-être des autres», a constaté la baluchonneuse, qui prend le relais pendant que la fille de Dora, la proche aidante principale, s'offre de petites vacances.

Baluchon sur l'épaule

«J'aime le challenge de changer de place, de maison et de personne à chaque fois», dit Danielle, qui fait du baluchonnage depuis cinq ans. Avec Baluchon Alzheimer, elle se promène dans différentes régions du Québec pour des mandats allant de quelques jours à un maximum de deux semaines par mois. Son rôle est de préparer les repas, de faire l'entretien de base du domicile et, surtout, de s'assurer du confort de la personne aidée. De la stimuler, aussi.

Danielle a ses trucs éprouvés: cahiers à colorier, jeu de tic-tac-toe et version adaptée de ce puzzle chinois appelé Tangram. Après le dîner, elle installe madame Dora à la salle à manger et lui propose d'y jouer. Pendant ce temps, elle remplit son «journal de baluchonnage», cahier destiné à la famille où elle note le déroulement des journées et ses observations sur l'état de la personne aidée.

«Quand je trouve que c'est exigeant, je l'écris», dit-elle. Pas pour se plaindre, plutôt dans l'intention de dire aux proches que leur sentiment d'épuisement est normal. Elle cherche parfois à guider les gens, à leur faire remarquer les situations qui ne lui paraissent pas sécuritaires. «On se sent toujours coupable de placer [nos proches]», justifie-t-elle, compatissante.

Coeur à coeur

Madame Dora aime bien Danielle. «On s'adonne bien ensemble», dit-elle. «J'ai l'impression que vous vous adonnez bien avec pas mal de monde», réplique la baluchonneuse en riant. «Ma mère est très accueillante. Il y a toujours eu du monde chez nous. Sa porte était toujours ouverte», confirme James Burdick.

Ce jumelage n'est tout de même pas le fruit du hasard. L'agente de liaison de Baluchon Alzheimer passe une bonne heure au téléphone avec l'aidant principal avant le baluchonnage. «Je pose des questions sur la santé, les habitudes de vie et l'histoire de la personne aidée. J'essaie de faire émerger ses particularités», explique Rachel Petitprez. Son objectif est de trouver la baluchonneuse qui convient le mieux à chaque personne aidée.

«Le contact avec les personnes atteintes d'alzheimer, c'est du coeur à coeur. Elles n'ont pas de masque. Je repars chaque fois avec une rose dans mon coeur. J'agrandis mon jardin», explique Josée Tremblay, baluchonneuse depuis 12 ans.

France Clermont, qui a commencé il y a un peu moins d'un an, trouve aussi «d'un naturel fou» d'entrer en contact avec les malades. «Ce n'est pas donné à tout le monde», convient-elle.

«Pour beaucoup de gens, une personne limitée, ça devient encombrant. Il faut donc leur redonner le sentiment qu'elles sont des personnes à part entière. Ce sont des êtres humains, ils sont encore vivants. Ils ont le goût de rire et de faire des choses», insiste-t-elle. Danielle, elle, insiste sur l'importance du sourire et de la douceur. «J'entre chez eux sur la pointe des pieds», dit-elle.

Une saine distance

«Je n'ai pas de deuil à faire, comme la famille, qui a connu la personne quand elle était super vigilante, fait valoir Danielle. Je la prends là où elle est rendue.» Rachel Petitprez juge que la relation entre la baluchonneuse et l'aidé est souvent belle «parce que, pour une fois, il se sent accepté tel qu'il est, avec les pensées qu'il a et les propos qu'il peut tenir».

Guylaine Martin, directrice générale de Baluchon Alzheimer, croit que ce service «doit être déployé pour d'autres types de pathologies». Il enlève de la pression sur le système d'hébergement au Québec, selon elle, et répond au désir des gens de vivre le plus longtemps possible chez eux. «Pour ça, on doit soutenir les proches aidants», dit-elle.

En ce moment, environ 225 familles se partagent approximativement 1900 jours d'accompagnement. «Baluchon Alzheimer pourrait doubler sa prestation de service sans embaucher de nouvelles baluchonneuses», précise sa directrice générale. Son budget de 1 million par an et la contribution de 15 $ par jour demandée aux familles ne lui permettent pas d'en faire plus, malgré l'altruisme qui motive ses baluchonneuses.

«Je fais ça pour être sûre que les gens sont en sécurité, qu'on en prend soin correctement. Pour être au coeur de l'action. De la maltraitance, on sait qu'il y en a, dit France Clermont. Si je peux faire pencher la balance...» Danielle aussi est portée par un mouvement du coeur. «Je les aime, les personnes âgées, insiste-t-elle. On a toujours un peu de peine de les laisser à la fin d'un baluchonnage.»

Photo Martin Tremblay, La Presse

Dora Dardano, 91 ans

L'alzheimer, «une forme de relation»

Le diagnostic de la maladie d'Alzheimer repose entre autres sur l'observation de symptômes comme les pertes de mémoire, les problèmes d'organisation et la désorientation. En assistant à des consultations médicales, le sociologue français Baptiste Brossard a toutefois constaté que ce trouble cognitif «n'[était] pas qu'une série de symptômes, mais aussi une forme de relation», qu'il décortique dans un essai intitulé Oublier des choses - Ce que vivent les malades d'Alzheimer.

Son analyse s'attarde en particulier sur deux points: les personnes atteintes sont nécessairement discréditées par leur entourage, et leurs relations sociales finissent par faire l'objet d'une mise en scène. Il évoque en effet une trajectoire au cours de laquelle l'entourage va d'abord croire, puis désapprouver, ignorer et enfin faire semblant de croire ce que les malades disent. «Peu à peu, les gens se comportent différemment, et c'est une grande partie de la maladie», juge-t-il.

Richard Thivierge, dont la mère est atteinte d'alzheimer, voit bien de quoi il s'agit. Croire sa mère ou pas n'est pas un enjeu pour lui. «Ce que je trouve difficile, précise-t-il toutefois, c'est que les gens en parlent comme si elle n'était pas là.» Comme si sa présence et sa parole ne comptaient pas. «Elle s'en rend compte», dit-il, attristé.

Rachel Petitprez, agente de liaison à Baluchon Alzheimer, ne réfléchit pas à la relation entre aidant et aidé en termes de crédibilité ou de mise en scène, même si ces concepts lui semblent bien décrire ce qui s'opère autour des malades. 

«Les aidants savent où est la vérité. La question, c'est: qu'est-ce qu'on renvoie à la personne aidée?»

Baluchonneuse depuis 12 ans, Josée Tremblay raconte qu'une dame lui a déjà signalé qu'il y avait beaucoup de petits cochons dans son salon pendant qu'elles regardaient la télévision. «Je n'ai pas dit: "Non, il n'y a pas de petits cochons." J'ai embarqué. Sinon, tu ramènes la personne à sa maladie... Et ça va donner quoi? demande-t-elle. Après, on fait diversion et on oublie ça.»

«Un geste d'amour»

S'il peut être nécessaire de ne pas prêter foi aux propos d'une personne qui prétend pouvoir encore tenir maison ou se faire à manger, alors qu'on a constaté l'inverse et qu'on veut lui éviter des blessures ou la malnutrition, la contredire est jugé contre-productif. L'aidé ne se sentira pas reconnu et l'aidant va devoir gérer ce malaise.

Josée Tremblay a aussi constaté qu'il valait mieux dire que le petit chien n'était pas rentré plutôt que de rappeler à sa mère malade qu'il était mort, ce qui lui faisait revivre la douleur de cette perte encore et encore. «C'est en général un geste d'amour, une réaction bienveillante que de changer de réponse pour la personne aidée», confirme Rachel Petitprez.

«Une personne qui a l'alzheimer, c'est comme un enfant qui désapprend. Avec un enfant, on s'amuse et on ne dit pas toujours la vérité», songe Richard Thivierge. «Le fait que ce soit une mise en scène n'enlève rien à la sincérité des rapports», convient d'ailleurs le sociologue Baptiste Brossard, qui dit s'être attaché à en démonter la mécanique dans le but, entre autres, de mettre au jour les dilemmes éthiques et moraux auxquels certains aidants se butent.

«Ce n'est pas notre mouvement naturel dans les contacts humains. Si un ami dit quelque chose qu'on sait faux, on va rectifier avec notre version, dit Rachel Petitprez. Si on a affaire à une personne atteinte [...], tout le monde embarque parce que c'est ce qui est le plus confortable pour tout le monde.»

PHoto Martin Tremblay, La Presse

Le sociologue Baptiste Brossard tente de démonter la mécanique des rapports avec les personnes atteintes d'alzheimer dans le but, entre autres, de mettre au jour les dilemmes éthiques et moraux auxquels certains aidants se butent.