À Montréal, les autochtones représentent 0,5 % de la population, mais 10 % des sans-abri. Beaucoup se méfient du système de santé, ce qui les rend encore plus vulnérables. Incursion dans leur univers au côté de l'équipe de la clinique mobile de Médecins du monde, que nous avons accompagnée à trois reprises l'automne dernier. Témoignages.

Chief, 61 ans

Mi-décembre, 10 h. À la Mission St-Michaels, un centre de jour pour sans-abri, on s'apprête à servir la collation. Il y a déjà un petit attroupement devant la porte lorsque le camion de soins de Médecins du monde arrive, avenue du Président-Kennedy, à deux pas de la Place des Arts.

Au volant, l'infirmière Laurence Éthier contourne habilement une barrière et stationne le camion à l'arrière. Quelques habitués s'approchent. Près du trottoir, des femmes inuites discutent entre elles. Ça bouge.

Un homme âgé s'avance, une canne à la main. Il se présente à La Presse comme étant Chief, un surnom qui reflète bien le respect qu'il inspire : ses traits rappellent ceux de David Suzuki. Il a 61 ans, mais paraît plus vieux.

Chief est dans la rue depuis 2001, année où il a tout quitté - Kuujjuarapik, ses cinq enfants et son ex-femme - pour venir à Montréal. Il n'est jamais retourné dans son village natal depuis.

Dans ses premières années à Montréal, Chief faisait du « rough sleeping » - il dormait où il le pouvait. Mais désormais, il dort en refuge. Son arthrite le fait trop souffrir. À travers son jeans, on perçoit aisément la forme irrégulière de son genou gauche. « Je suis un vieil homme, maintenant. »

Il n'a jamais consulté de médecin pour son arthrite.

PHOTO SARAH SIMMONS POUR MÉDECINS DU MONDE

À deux pas de la Place des Arts, une infirmière de Médecins du monde discute avec un homme devant le camion de soins. 

Le camion de soins, qui accueille un patient à la fois, se libère. Chief accepte que La Presse l'accompagne à l'intérieur le temps de la consultation. « J'y vais juste pour avoir du Tylenol », dit-il.

En rentrant, Chief va droit au but : « J'ai besoin de Tylenol 500, dit-il à l'infirmière. C'est pour mon genou arthritique. »

Laurence Éthier lui pose quelques questions sur sa situation, examine son genou et s'informe de sa douleur. Elle lui parle du CLSC des Faubourgs, rue Sainte-Catherine. « Tu devrais y aller, ce sont des gens bien », lui dit-elle.

« Je suis alcoolique, lui répond Chief. Je ne peux pas prendre de médicaments. » Laurence lui rappelle que Tylenol et alcool ne font pas bon ménage non plus. « J'en prends juste une fois par jour, à 6 h, et je ne bois pas avant 7 h », lui répond-il.

Chief repart avec une carte du CLSC des Faubourgs et un sac contenant six Tylenol 350. En partant, il se retourne : « Dites à Justin Trudeau de prendre soin des sans-abri, pas juste des réfugiés. Nous sommes des réfugiés, nous n'avons pas de maison. »

Chief s'engouffre à l'intérieur de la Mission St-Micheals. Le dîner sera bientôt servi.

Rick, 34 ans

Mardi, 18 h 45. Il fait noir, il fait froid, il pleut. Ce soir, le camion de Médecins du monde sera stationné devant Projets autochtones Québec (PAQ), un organisme qui héberge des sans-abri autochtones, inuits et métis, rue De La Gauchetière, tout près du Quartier chinois.

Un homme et une femme fument une cigarette dehors, près de la porte d'entrée de PAQ. « Tu peux nous parler, on ne te mangera pas », nous dit l'homme.

Il est mince et ses traits sont fins. Il s'appelle Rick, a 34 ans et vient d'Arctic Bay, « le village le plus au nord ». Il a peu connu son village natal : il n'avait que 6 ans lorsqu'il est arrivé à Montréal avec ses parents adoptifs et ses frères et soeurs adoptifs.

Pourquoi ses parents ont-ils quitté le Nord ? Rick n'en est pas certain, mais il présume que sa mère adoptive voulait avoir accès à de l'alcool à prix abordable. « Je me demande comment je ne suis pas devenu alcoolique ou drogué », dit Rick dans un français impeccable. Vous êtes sobre ? « Je fais de mon mieux. »

Son père adoptif, qu'il aimait beaucoup (« Il était honnête, payait ses bills »), a été happé à mort par une voiture, dans le Nord, il y a une vingtaine d'années. La famille s'est alors dispersée. Quatre de ses frères et soeurs adoptifs sont aujourd'hui décédés. Rick ne voit plus les autres.

Il y a un an et demi, il est retourné à Arctic Bay, à 10 heures de vol de Montréal, dans l'espoir de retrouver sa famille biologique. Il a rencontré ses parents biologiques et découvert qu'il avait 5 frères et 10 soeurs. « Apparemment, dit-il, je suis dans le milieu. »

Depuis 10 ans, Rick n'a pas toujours d'appartement. Voilà quatre mois qu'il dort en refuge. « C'est temporaire », assure-t-il. Il espère pouvoir bientôt emménager avec sa copine (la femme avec qui il fumait, à l'entrée) dans le cadre d'un projet mené par un membre de la communauté. Il y apprendrait le cerceau traditionnel et la sculpture.

Rick ne consulte pas de médecins. Il n'a jamais rencontré l'équipe de la clinique mobile de Médecins du monde non plus.

« On est trop habitués à la médecine traditionnelle. Les Inuits, on fait confiance aux Inuits. »

PHOTO IVANOH DEMERS, LA PRESSE

Laurence Éthier, infirmière à Médecins du monde, dans le camion de soins de l'organisme. 

Mary, 39 ans

Une petite femme s'approche. Elle ne porte ni tuque ni mitaines. Seul un léger manteau lui couvre les épaules. Il pleut encore et il fait de plus en plus froid.

Mary (nom fictif) n'est pas ivre, mais elle sent l'alcool. Elle attend de dégriser avant de pouvoir entrer à l'intérieur. Comme dans les autres refuges, pour être admis à PAQ, les résidants ne peuvent être dans un état d'intoxication avancé.

En attendant que le camion de Médecins du monde se libère, Mary nous confie qu'un médecin la croit atteinte d'un cancer des ovaires. « Il a testé mon sang, dit-elle en anglais. J'espère que je n'ai pas le cancer. C'est pour ça que je prie. Ma mère est morte du cancer. »

Mary a quitté son village inuit il y a un an à peine pour venir à Montréal. Elle était enceinte et le père de l'enfant la battait. Et dans le Nord, dit-elle, l'alcool coûte cher : 100 $ lemickey (375 ml d'alcool), contre 13 $ à Montréal.

« Je suis venue ici pour avoir une vie plus facile, mais ma vie est plus lourde », laisse-t-elle tomber.

Son nouveau copain a été emprisonné pour un délit quelconque. Et Mary a accouché d'un bébé mort-né. « Quand le médecin l'a mis dans mes bras, il était tellement beau, dit-elle en mimant les gestes. Je ne voulais plus le redonner. »

Depuis, Mary, 39 ans, vit dans la rue, loin de ses deux enfants de 12 et 22 ans qui vivent dans le Nord. Elle est seule, avec tous les dangers que cela implique. À trois reprises, dit-elle, elle a été violée.

« Je ne veux pas retourner à la maison sans mon bébé. Je suis tellement embarrassée de rentrer à la maison », dit Mary en éclatant en sanglots. Une femme inuite accourt vers elle et l'enlace. Il pleut encore.

***

Il est près de 22 h, la sortie tire à sa fin. L'infirmière Laurence Éthier et Sarah McConnell Legault, médecin bénévole, ont rencontré sept patients ce soir. Trois mois après son arrivée à Médecins du monde, Laurence Éthier se sent aujourd'hui acceptée par la clientèle. « Ça a pris du temps avant que ça débloque », confie-t-elle.

Les cas cliniques les plus fréquents ? « Tout ce qui se rattache à la peau : plaies, punaises de lit, explique Laurence. Les problèmes reliés à la consommation - abcès, cellulites, phlébites. Des entorses à la cheville. Et des dépistages de MTS. »

Des ordonnances collectives permettent à l'équipe de remettre divers médicaments : Advil, Tylenol, Gravol, traitements contre diverses MTS et contre les infections vaginales. « Et du Narcan, pour la détresse respiratoire liée à une surdose d'opiacés. »

En retournant vers les bureaux de Médecins du monde, rue Sherbrooke, Nadja Pollaert nous parle de la générosité des bénévoles et des partenaires, des besoins de l'organisme (on cherche des dentistes bénévoles), des moyens financiers restreints et la difficulté, parfois, à rentrer dans les cases tracées par le gouvernement.

« Ce sont des soins, mais c'est plus que ça, dit Nadja Pollaert. C'est de l'humanisme, de la gentillesse, de la générosité. Et c'est d'accompagner ces personnes pour qu'elles puissent avoir accès aux soins dans les institutions de santé. »

PHOTO SARAH SIMMONS POUR MÉDECINS DU MONDE

Les cas cliniques les plus fréquents à l'unité mobile de soins de Médecins du monde concernent principalement les problèmes de peau et ceux liés à la consommation, explique l'infirmière Laurence Éthier.

La technologie au service des sans-abri

« La seule chose qu'on veut, c'est le prénom et la première lettre du nom de famille. Ça peut aussi être un faux nom. Tant qu'ils s'en souviennent. »

Penchée au-dessus d'un écran, l'infirmière Laurence Éthier nous explique comment fonctionne l'interface du système de gestion des dossiers électroniques du camion de soins de Médecins du monde.

Alors qu'au Québec, un certain nombre de cliniques de première ligne utilisent encore des dossiers manuscrits, la clinique mobile est dotée, depuis l'été dernier, d'un système à la fine pointe de la technologie.

Telus Santé a offert à l'organisation son système Medesync (déjà utilisé dans beaucoup de cliniques) et l'a adapté, gratuitement, aux besoins spécifiques de Médecins du monde.

Les gens vulnérables qui consultent la clinique n'ont pas besoin de fournir leur vrai nom ni leur numéro de carte d'assurance maladie. On peut y préciser leur nationalité, la langue parlée, y inclure le résultat de tests... L'infirmière peut aussi prendre une photo (de plaies, par exemple) et l'envoyer au médecin bénévole de garde pour obtenir son avis.

« Avant, les infirmières devaient trimbaler quatre boîtes de dossiers, se souvient Nadja Pollaert, directrice générale de Médecins du monde Canada. Ça a changé notre façon de travailler. »

Hélène Chartier ajoute que le système pourra aussi faciliter le transfert des patients qui seront réinsérés dans le système de santé. Enfin, lorsque les données sont anonymisées, le système pourra permettre aussi de documenter, statistiques à l'appui, la situation de l'itinérance à Montréal.

PHOTO IVANOH DEMERS, LA PRESSE

L'entreprise Telus Santé a offert à Médecins du monde son système Medesync et l'a adapté, gratuitement, aux besoins spécifiques de l'organisme. 

La pointe d'un iceberg de mal-être

Pourquoi les autochtones sont-ils surreprésentés dans la rue ? Entrevue avec le Dr Stanley Vollant, chirurgien innu de la communauté autochtone de Pessamit.

À Montréal, 10 % des sans-abri sont autochtones (Inuits ou Premières Nations), mais les autochtones représentent 0,5 % de la population. Pourquoi sont-ils surreprésentés ?

C'est la pointe d'un iceberg, en fait. Et l'iceberg a plusieurs pointes : l'itinérance, le décrochage scolaire, le taux de suicide, les femmes disparues, les morts suspectes d'enfants... On essaie de traiter chaque pointe de façon différente, mais elles sont toutes reliées ensemble sous l'eau et c'est le même criss d'iceberg en dessous.

Et c'est quoi, l'iceberg ?

La problématique d'un mal-être dans les communautés. La sécurité émotionnelle des gens n'est pas assurée dans les communautés en raison de la pauvreté, des services qui ne sont pas disponibles, de l'élément de violence qui vient de l'histoire sociale récente [colonisation, pensionnats]. Tous ces éléments-là mis ensemble font en sorte que les communautés en arrachent beaucoup. Et plus tu es éloigné, plus tu en arraches.

Les Inuits, d'ailleurs, sont surreprésentés parmi les sans-abri autochtones de Montréal...

Ce n'est pas juste le fait de Montréal ; on voit la même chose à Ottawa. Ce sont des gens qui ont fui des situations difficiles dans leur communauté : consommation, problème d'abus, problème de violence... Ils sont partis en ville avec l'idée d'un monde meilleur, en se disant qu'en changeant de milieu, leur situation s'améliorerait, qu'ils auraient du travail, mais ils amènent avec eux leurs problématiques (consommation, santé mentale). En ville, ils perdent leurs repères culturels, leur tissu social. Et ils se retrouvent dans la rue.

Et on fait quoi pour améliorer la situation ?

Il faut trouver la racine. Et la racine, c'est améliorer les conditions de vie des autochtones en général. Investir dans l'éducation, dans les services. La journée où nos communautés seront des endroits où il fera bon vivre, se développer, s'éduquer, grandir et s'aimer, de moins en moins de gens vont aller en ville. Et les gens qui iront en ville vont y aller par choix, pour faire quelque chose de spécial. Pas pour fuir une situation.

Des intervenants qui travaillent auprès de sans-abri nous ont raconté avoir croisé des autochtones gravement blessés, mais qui refusaient qu'on les conduise à l'hôpital. Y a-t-il une méfiance de leur part envers le système de santé ?

Je pense qu'il y a une méfiance globale de tous les autochtones - qu'ils soient dans la rue ou non - envers les soins de santé. Et les sans-abri - autochtones ou non autochtones - entretiennent aussi une méfiance envers les systèmes de santé. Ils savent qu'ils vont être jugés, que les infirmières et les docteurs vont être bêtes. [...] Je pense qu'on devrait enseigner, dans nos écoles de santé - médecin, infirmière -, le concept de sécularisation culturelle, soit apprendre à traiter les gens sans préjugés, en mettant de côté nos lunettes de Nord-Américains qui ont vécu une vie aisée.

La vision de la santé des autochtones est-elle différente de la vision de la santé occidentale ?

On peut parler de santé holistique, d'une vision plus globale des principes de santé. En Ontario, d'ailleurs, il existe 14 centres intégrés de soins en milieu urbain où les autochtones peuvent avoir accès à des médecins réguliers qui travaillent en collaboration avec des guérisseurs et des intervenants en centres autochtones.

PHOTO LOUIS POTVIN, LE QUOTIDIEN

Stanley Volant